Caroline SERS

Les petits sacrifices


La mise en abyme d'une famille de notables quelque part dans une petite ville de la province française...

Marie Delbe a épousé Henri Dutilleul, un mariage d'intérêt négocié entre deux familles bourgeoises. De ce couple soucieux et fier de sa condition et son rang sont nés quatre enfants : Pierre, Geneviève, Fabrice et Charlotte. Cette dernière, à la fin de la Belle Epoque en 1914, au moment où commence toute l'histoire, est encore une petite sauvageonne qui ne parvient pas à se assimiler les bonnes manières et se heurte en permanence à la fureur de sa mère. Son père, souvent absent, ne laisse rien paraître de l'amusement et de l'attendrissement que cette petite-là lui inspire, se cachant derrière une indifférence de bon ton envers les contingences domestiques et familiales. Sous le toit de la grande bâtisse règnent l'ordre, le sens du devoir et le respect des convenances.

C'est l'été, la maison est en effervescence car Marie doit organiser la rituelle et luxueuse fête annuelle qui réunit les clients d'affaires de son mari et leurs relations sociales. Geneviève, en aînée docile fait circuler les petits fours pendant que les deux fils s'intéressent aux affaires des hommes et se mêlent aux invités. La petite, elle, est encore autorisée à jouer à cache-cache dans le jardin avec les enfants de son âge. Dans la cour attenante, par roulement pour ne pas léser le service, les domestiques et le personnel ont droit à leurs festivités populaires avec musique, danse et vin coupé d'eau.

Mais cette année-là rien ne se passera comme prévu. Le père et le jeune fils sont anormalement tendus, inquiétés par la présence dans les parages d'un étrange vagabond qui, bien qu'il en impose malgré ses guenilles par son maintien et sa fierté, semble animé par de sombres desseins à l'égard de la famille. Charlotte, revient du parc les habits déchirés pour se réfugier terrorisée auprès de sa mère. Profitant de l'obscurité du sous-bois, un des adultes invités l'a violentée.

Alors qu'on s'attendrait à ce que la réception soit abrégée pour permettre à chacun de faire face à ce drame, la mère, qui a reconnu dans l'agresseur un libidineux, gros client de son époux, envoie la fillette dans sa chambre lui intimant, par peur du scandale, le repos et le silence absolu. « Accuser Ronçard ! C'était impensable. Charlotte avait dû mal interpréter certains gestes. Ou encore se montrer insolente ou provocante. Elle était tellement incontrôlable ! Plus elle tentait de se convaincre que tout cela n'était pas grave, que Charlotte était trop jeune, trop écervelée, plus Marie sentait monter l'amertume. Elle voulait oublier cela, régler cet incident, ne plus jamais y penser. Prétendre que ça ne s'était jamais produit. » L'enfance assassinée, la honte qui étouffe à jamais, affaire classée sans suite.

Pour couronner le tout, l'annonce de l'assassinat de Jean Jaurès ce même soir et la probabilité de l'entrée en guerre de la France qui l'accompagne, plombent l'ambiance puis font basculer les échanges mondains en débats politiques, accablant les uns et échauffant les autres.

C'est alors que Henri apparaît à la porte du jardin d'hiver « l'air hagard, les cheveux en bataille. Son complet clair était maculé de traces rouges. Ses mains pendaient le long de son corps, rouges elles aussi. Des gouttes de ce sang avaient taché les rideaux blancs. »

Déclaré irresponsable du meurtre qu'il a commis, le père sera enfermé à vie dans un asile de fous. «  Il n'a pas été capable de contrôler ses actes. Il a perdu la tête, voilà tout. Et cette malédiction est restée dans notre famille » expliquera Marie froidement, durement à Geneviève. Cette soirée de débâcle aura souillé le nom des Dutilleul et les mémoires de façon indélébile et fait basculer le destin de toute la famille.

La sale guerre n'est pas en reste. Elle récupérera les deux fils sans jamais les rendre. La famille ruinée autorisera Geneviève à suivre les conseils du pensionnat en partant soigner les blessés quand la plus jeune sera vendue en mariage à un riche commerçant pour sauver le domaine menacé de saisie.

Cassée par la vie et le poids des conventions, Charlotte n'aura de cesse, une fois mère, de se couler elle-même dans le moule de Marie, s'arc-boutant sur des principes rigides d'un autre âge en vue d'un dressage sans faille de sa descendance, privilégiant la présentation et la docilité. Fossilisée dans sa gangue de désespoir et de fureur, elle ira jusqu'à prendre une décision irrémédiable quant à sa propre fille pour éviter de remettre en cause ce à quoi elle a tout sacrifié. Nous sommes alors en 1950 et Staline vient de mourir.

De la mort de Jaurès à celle de Staline, l'Histoire traverse celle, petite, mesquine, de trois générations d'une famille de la haute société de province murée dans ses certitudes, son souci d'une perfection de façade et ses secrets. Splendeur et misères d’une famille française au-dessus de tout soupçon.

L'auteur démonte avec férocité et précision les rouages de la "bonne éducation" bourgeoise et nous en montre toute la perversion. Que devient le corps quand il est vendu au plus offrant et que le plaisir est considéré comme vulgaire ? Comment oser les sentiments dans cet univers qui, les laissant au peuple, exige fermeté, retenue et devoir ? Comment donner de l'amour à ses enfants quand on n'en a jamais reçu ? Les femmes, victimes premières des traditions, éternelles frustrées de ces mariages si mal arrangés, deviennent à leur tour bourreaux de leurs propres filles. Les hommes, sous prétexte de séparation des tâches – eux, obligatoirement forts et puissants, destinés à l'action, à l'accroissement des biens dans un monde extérieur qui requiert toute leur énergie ; elles, régnant en maîtres sur le foyer et l'éducation des enfants –, ferment lâchement les yeux devant la sévérité et les injustices de leurs épouses face à leur fragile et innocente progéniture. Au final tous, hommes et femmes, sont broyés par les règles immuables qui régissent ce monde clos, qui nient la vie et l'individu pour le soumettre au clan, au pouvoir, à l'argent avec cette peur permanente du regard de l'autre. Dans cette saga, seule Geneviève, grâce à sa confrontation avec le monde extérieur durant les années passées à soigner les blessés de la guerre, saura rompre le cercle infernal, s'affranchir de l'influence de sa mère, du poids de la famille et des conventions et oser être elle-même en toute liberté. C'est par son intermédiaire que le voile sur le secret de famille enfoui et le crime du père sera levé.

Un roman d'une facture assez classique, oppressant, très noir où Caroline Sers confirme avec une certaine constance son goût pour les familles, leurs secrets et leurs drames. Un jeu de massacre qui s'apparente à un polar tant les morts, au propre comme au figuré, se multiplient au fil de cette histoire où l'auteur use avec finesse du suspense et des rebondissements. L'écriture est précise et fluide, le rythme enlevé et les personnages de cette tragédie, êtres sacrifiés sur l'autel des convenances, victimes d'un destin qui leurs échappe, nous attachent et nous révulsent tour à tour.

Caroline Sers sait à merveille osciller de la cruauté absolue à la sensibilité, alternant la froide description des stratagèmes sociaux machiavéliques et ravageurs avec l’énergie rafraîchissante de l'enfance ou les émois de l'adolescence. La machine semble emporter tout sur son passage mais au détour d'un personnage, d'un geste, d'une phrase, un reste d'humanité subsiste. La fin, terrible, serait d'un désespoir total si le personnage de Geneviève ne permettait d'entrevoir au cœur de la nuit, comme une lueur, la possibilité d'un avenir différent.

Un roman féroce et fascinant qu'on ne peut lâcher avant d'être parvenu à la dernière page.

Dominique Baillon-Lalande 
(18/10/08)    



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Editions Buchet-Chastel
304 pages - 19 €








Caroline Sers
a obtenu le prix du Premier roman pour Tombent les avions. Son deuxième roman, La Maison Tudaure (Buchet/Chastel, 2006), paraît au Livre de poche en même temps que Les petits sacrifices.






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