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Pierre SILVAIN

Les couleurs d'un hiver


Un matin de novembre1823, Anselme, fabricant de couleurs, quitte subitement l’atelier de son maître artiste-peintre au beau milieu d'un travail en cours. Jusqu'à ce jour, c'était par son sérieux et son efficacité que se distinguait ce jeune homme, dévoué à ses préparations, maîtrisant parfaitement la cornaline, le cadmium, la céruse, le corindon et la garance. Il savait à la perfection préparer les couleurs subtiles et classiques requises pour les anges et madones dont le peintre saumurois qui l'employait s'était fait une spécialité.

Son départ, brutal, sans explication ou raison apparente, laisse dans l'expectative maitre et jeune apprenti.
« Jamais ils ne surent ce qui l'avait déterminé à partir, depuis quand ni comment cette idée lui était venue, s'était affermie, imposée au point que rien ne pût l'empêcher désormais de la mettre à exécution. Il n'était rien non plus qui dans son comportement, ses propos, dont aucun ne contrevenait d'ordinaire à l'observance d'une vie réglée, repliée, permettait de soupçonner ou prévoir qu'il fût possible qu'un événement aussi inexplicable advînt un jour. Le dernier à l'avoir vu était le tout jeune aide du peintre entrant dans la pièce au-dessus de l'atelier, où il l'avait trouvé occupé à broyer des couleurs, pour lui dire que le maître avait besoin du rose, dès le lendemain, afin de travailler aux anges de l'Immaculée Conception. Le maître pouvait reposer en toute quiétude, le rose serait prêt sans faute. Le garçon sur-le-champ ressortit, dévala les marches peu sûres de l'escalier branlant et vint répéter ces paroles au maître qu'elles n'avaient pas eu pour effet d'interrompre, tandis qu'il retouchait la tombée d'un pli dont la raideur déparait le manteau bleu de la Vierge. »

Ce départ précipité relève-t-il d'une lassitude pour ce travail routinier au service d'un maître autoritaire et sans génie ?
« Une injonction à repousser une existence inféodée au maître, misérable, indigne, capable à son gré du rose pour peindre des joues, les fesses niaises, le zizi en gelée tremblotante des anges […] l'humiliation ravalée, ne l'éprouvant même plus, à l'ombre d'un vieillard plein de superbe, croulant sous les honneurs. »

Anselme est-il parti rejoindre Simon, son ami d’enfance aujourd'hui propriétaire d’une galerie de peinture, pour tenter sa chance à Paris ?
Ce voyage a-t-il pour but la contemplation de ce Radeau de la méduse refusé au salon de 1819 que le marchand lui a décrit avec tant d'enthousiasme, dont l'audace des couleurs « dans l'immensité de l'océan, à l'horizon, là où se profilait, minuscule, peut-être fantasmé, un navire, au creux d'une vague, on pouvait discerner la merveille à tout instant menacée d'un vert céladon » l'a réveillé à l'art ?
Ou est-ce plus profondément par passion et fascination pour Géricault, ce peintre novateur aux chevaux puissants, aux portraits féminins troublants qui parvient à saisir le réel dans tout son éclat, à traduire si violemment la tourmente des corps ?
L'irrépressible envie de préparer les couleurs pour ces toiles d'une facture nouvelle et vraie, de cheminer avec ce génie absolu, a-t-elle tout balayé sur son passage ?
« Cette peinture était sans doute celle que depuis toujours il attendait […] il n'était pas sûr que ce fût supportable pour lui qui n'avait jusqu'à présent connu auprès du maître qu'un désert où se répétait jusqu'à l'hébétement le simulacre de l'art. »

Pour l'une ou pour toutes ces raisons, le jeune homme se jette sur les chemins qui le mèneront de sa petite ville du bord de Loire à la capitale. Les paysages, la palette infinie de leurs teintes qui l'éblouissent ou l'émeuvent, les souvenirs qui l'assaillent, le portent vers l'avant, non sans doutes et remords mais sans retour.
Le voyage à pied, en gabarre à voile pour descendre le fleuve, en diligence et enfin à cheval, s'avère riche d’anecdotes, de découvertes, de rencontres, d’aventures.

Mais quand Anselme, parvenu au terme de son périple et enfin résolu, sonne à la porte du grand peintre, celui-ci dans l'anonymat le plus complet et devant une maigre assistance, vient d'être mis en terre au Père Lachaise.
La mort, toujours trop prompte à faucher, laisse derrière elle des rêves comme l'artiste des toiles inachevées. Mais plus rien ne sera jamais dorénavant pareil pour le fabricant de couleurs.

Ce tableau daté de la réalité artistique parisienne, de ses peintres au marché de l'art, et celle plus traditionnelle des petits maîtres de province, révèle en arrière-plan le quotidien des petites gens de la campagne, celui des artisans et commerçants et, toutes classes confondues, celui des habitants de la capitale. C'est toute une époque qui se dessine ici sous nos yeux.
Anselme dans son innocence, sa passion et sa détermination nous entraîne à sa suite et lors de cette errance, le personnage (comme Julien le colporteur dans ce roman de 2007 avec lequel il a une vraie parenté) devient regard sur ce qui l'entoure ou sur ce que la peinture lui restitue : paysages, petites gens, femmes, animaux et chevaux (figure également présente dans Julien Letrouvé colporteur). C'est en esthète et en artiste que cet adolescent curieux et exigeant raconte son parcours initiatique, par petites touches, avec le souci de la justesse des teintes employées et de la restitution exacte des variations de la lumière. Alors, très vite, colorée par des filtres aux multiples nuances qui avivent le récit, s'installe une atmosphère au parfum à la fois délicat et entêtant.

La construction fragmentée du roman, avec ses retours en arrière fréquents, sa galerie nourrie de personnages signifiants qui gravitent autour d'Anselme, obscurs (Simon, l'idiot, l'aubergiste, le maître, Symphorien) ou célèbres (Géricault, Dedreu-Dorcy, Delacroix...), ses références historiques, ses incartades poétiques, sa langue émaillée de termes d'époque ou de métier, confère au récit, malgré sa petite centaine de pages, une épaisseur.
Derrière sa simplicité et sa brièveté apparentes, ce texte recèle des trésors de profondeur humaine. Pour créer la cohérence de l'ensemble, Pierre Silvain ramasse son énergie autour de la quête essentielle de son personnage. Puis, par la magie de son écriture, avec une précision d’horloger, il met tous ses ingrédients en musique selon un rythme à la lenteur savamment calculée porteuse à la fois de sensualité et de sérénité. Il se joue du lecteur en lui donnant l'impression d'un temps étiré, suspendu, s'autorisant même le luxe de digressions esthétiques ou philosophiques qui, malignement savent se faire légères et concourir au sens profond du récit.
La mélodie qui prend alors tout l’espace, propice à la mélancolie prisée des romantiques, épouse parfaitement les thèmes majeurs et universels qui filent le texte de bout en bout de façon souterraine : la mort, la création, l'amour.

Un bijou de poésie et de précision, ciselé, passionnant, sensible, qu'il faut prendre son temps de déguster, d'autant que celui-ci sera à jamais le tout dernier ouvrage de cet auteur décédé en 2009, avant la parution de son livre.

Dominique Baillon-Lalande 
(27/07/10)    



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Lectures










Editions Verdier

116 pages - 14 €












Photo © Louis Monier
Pierre Silvain,
né au Maroc en 1927, décédé en 2009, est l'auteur de nombreux livres parus chez divers éditeurs dont quatre chez Verdier.







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Assise devant la mer