Giorgio STREHLER

Introduction, entretiens, choix de textes
et traduction par Myriam Tanant



En 1997 Giorgio Strehler s’éteignait dans la nuit du 24 au 25 décembre alors que venaient de commencer les répétitions de Cosi fan Tutte – un spectacle qui devait inaugurer l’ouverture d’une nouvelle salle au Piccolo Teatro de Milan, qu’il avait fondé en 1947 avec Paolo Grassi. L’on ne peut manquer de remarquer des échos, des coïncidences : 1947, 1997, 2007... puis un décès pendant la nuit de Noël, alors que commençait de se concrétiser un vieux rêve – mettre en scène cet opéra de Mozart, lequel avait été choisi pour signer le renouveau du Piccolo Teatro, lieu axial de toute une vie vouée à l’art dramatique.

À l’occasion du dixième anniversaire de la disparition du grand homme de théâtre, les éditions Actes Sud publient le meilleur livre-hommage qui soit : non pas un essai savant sur son art ni une biographie "de référence", mais un recueil d’entretiens orchestré par Myriam Tanant, elle-même femme de théâtre à plusieurs titres – enseignante, metteur en scène, auteur dramatique – et proche de Giorgio Strehler puisqu’elle fut son assistante, et qu’elle lui a consacré sa thèse de doctorat. Outre cela, elle est italianiste et a entre autres traduit les textes de Goldoni, auteur pour lequel Strehler avait une prédilection et qu’il contribua à ressusciter en Italie.
Ce n’est pas tant sa forme en elle-même qui rend cet ouvrage remarquable mais la façon dont il est construit. Tout au long du texte, depuis l’introduction jusqu’aux propositions bibliographiques en passant par l’établissement de la chronologie, Myriam Tanant est présente comme un guide, efficace et discret. Son introduction, d’abord, est superbe qui présente si densément la vie et l’œuvre de Strehler, et l’impact qu’il a eu sur d’autres gens de théâtre éminents – elle cite d’emblée Patrice Chéreau, puis Ariane Mnouchkine – avant de préciser à partir de quels matériaux l’ouvrage a été constitué.

Les textes rassemblés ici sont le fruit d’un montage d’entretiens avec Strehler qui s’étalent sur plusieurs années, écrit-elle. Mais il y a plus : il lui a fallu sélectionner, dans la masse des documents dispersés dans le temps et destinés à l’origine à des supports bien précis, ce qui était demeuré inédit, inutilisé à ce jour – il lui a fallu se contenter de "chutes". Et puisque, de toute façon, il y avait disparité de matériel, elle a été jusqu’à insérer des propos tenus lors de répétitions auxquelles elle a assisté. Ce qu’elle a élaboré à partir d’éléments aussi hétéroclites est en tout point digne d’éloge : à aucun moment on ne peut deviner les sutures et soupçonner, en lisant la succession des questions/réponses, que cet ensemble est né de morceaux épars. L’on suit une progression thématique et logique d’une étonnante fluidité, à tel point que les intertitres, qui scandent le texte – "Reprendre un spectacle", "Le théâtre et la musique"... etc. – sont superflus : ils n’aident nullement à se repérer et brisent la continuité parfaite de cet impeccable remaillage qu’a opéré Myriam Tanant, en monteuse de talent.

Humble derrière ses questions, brèves et claires, et les annexes qu’elle a apportées à cet entretien reconstruit – voilà le miracle de la cohésion parfaite : on a le sentiment d’être face à une seule et même conversation dont le fil se serait étiré continûment d’un seul tenant – Myriam Tanant propose une très belle version des paroles de Giorgio Strehler ; les phrases lumineuses foisonnent, qui ont des allures presque de maximes ou de devises et que l’on se devrait de retenir alors même qu’elles ne sont jamais assenées comme des vérités toutes faites mais se lisent comme autant d’intimes et profondes convictions. Ce qu’est le théâtre, le rôle du metteur en scène, ce que devraient apprendre les élèves dans les cours d’art dramatique... L’on se laisserait vite aller à outrepasser ce que la loi autorise à reproduire d’un ouvrage tant sont nombreuses les citations que l’on aimerait inclure ici. L’on s’en tiendra à ces deux-là :
Le théâtre est un art collectif complexe qui se sert des talents et des possibilités d’un grand nombre de personnes collaborant ensemble. C’est l’une des caractéristiques fondamentales et fascinantes du théâtre. (p. 64)
Il me semble que, dans une école de théâtre, il faut enseigner l’importance de faire partie d’une communauté où chacun a son propre rôle et sa propre fonction, où les exigences des uns entrent continuellement en contact avec les exigences des autres et en sont modifiées ou connotées. Il faut aussi enseigner que le métier d’acteur et de metteur en scène implique une recherche permanente et qu’il faut se mettre en situation de toujours vouloir apprendre, expérimenter, chercher : jusqu’au bout. (pp. 119-120)

Point n’est besoin d’être familier avec l’art de Giorgio Strehler, ni même du répertoire, vaste, sur lequel il a travaillé, pour apprécier ce livre. Il est si bien conçu qu’il vaut autant pour la découverte d’un artiste aux conceptions bien affirmées – quand bien même il déclare n’avoir jamais réussi à théoriser une méthode particulière qui distingue mon travail de celui des autres. Mais cette méthode existe certainement, dans une pratique si peu systématique qu’elle apparaît tout simplement comme un "métier" – que pour alimenter la réflexion du simple amateur de théâtre qui, sans être spécialiste, a toutefois la curiosité d’aller au-delà du spectacle offert sur scène et de s’intéresser aux différentes démarches qui permettent de lui donner naissance. Je m’autoriserai, en guise de conclusion, une petite touche purement personnelle : étant moi-même "simple amateur" – et comptant peut-être parmi les plus incultes des spectateurs – j’ai lu ce livre avec passion, je l’ai littéralement dévoré, et quitté avec une ardente soif de découvrir ces œuvres évoquées par Giorgio Strehler que je ne connais pas encore, certaine que ses propos, rétrospectivement, m’aideront à les aborder tant il est vrai que l’on tire toujours profit de la façon dont un esprit aiguisé et savant a lu un texte et compris tel ou tel personnage avant soi.

Isabelle Roche 
(30/06/07)    

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Actes Sud-Papiers
coll. "Mettre en scène"
juin 2007
144 pages, 12 €