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David TOSCANA


L'armée illuminée



Deux vieux rendent un étrange hommage au cadavre d'un homme heurté par un train sur la voie ferrée. Chants et médaille posthume... Ce sont Roman et Santiago, les seuls amis du professeur Ignacio Matus, ses partenaires aux dominos.
Ce livre, c'est son histoire.

Matus, enseignant d'histoire dans un collège de province, vénère plus que tout le drapeau mexicain. C'est un idéaliste qui sort du programme officiel pour enseigner à ses élèves que les frontières du Mexique s'étendaient bien au-delà du Rio Bravo avant la conquête du Mexique par les gringos et l'annexion du Texas, vers 1840. Cela lui coûtera sa place. "Monterrey est un lieu pacifique de travail, de valeurs, pas d'idées saugrenues, il ne doit pas se produire ici ce qui se passe dans la capitale pleine d'étudiants qui au lieu de s'instruire défilent dans la rue en criant des mots d'ordre.[...] Vos idées ne vont pas avec notre époque, il n'est pas juste d'éveiller chez les élèves des inclinations à la violence.[...] Vous auriez dû vous limiter à donner des dates, des noms, des événements, tout ce qui n'est pas dans le manuel est politique.[...] Il n'était pas nécessaire de leur parler de cette guerre ni de faire passer les États-Unis pour notre ennemi.[...] L'école est un lieu de formation et non d'information."

L'homme est aussi un marathonien émérite. Il n'a pu se rendre aux Jeux Olympiques de Paris en 1924 mais a fait la course en parallèle, seul, en même temps que les athlètes à l'autre bout du monde. Son temps, excellent, l'aurait placé sur le podium, en troisième position. Que la médaille de bronze soit attribuée à un autre lui semble une profonde injustice, alors, il la réclame par courrier, avec obstination, au médaillé officiel.

Quarante-quatre ans plus tard, brutalement libéré de ses obligations professionnelles mais les jambes flageolantes, il décide de renouveler cet exploit. "Quand je cours, je suis invincible [...] je supporte les moqueries des piétons et des automobilistes parce que je sais que mes poings peuvent leur casser la figure à tous. Pendant quelques minutes, après l'effort du premier kilomètre, mes muscles se détendent, je cesse de haleter, alors je deviens quelque chose de différent du professeur Matus, je suis un champion..."

Matus, tout de conquête et de fureur, entreprend aussi de mener bataille pour reprendre, 130 ans plus tard, le Texas aux Américains afin de le restituer à la république. Par des harangues patriotiques enflammées en pleine rue, le vieux fou tente de convaincre la population locale de l'urgence de reconquérir leur dignité nationale. Il faut "prendre les armes pour défendre le pays contre une bande de barbares qui habitent au nord du Rio Bravo". Sa tentative pour lever une armée s'avère un échec total mais, refusant de renoncer ou de perdre la face, Matus se résoudra à partir avec pour seul bataillon, une bande de cinq adolescents habituellement scolarisés dans un centre pour handicapés mentaux. Les fugueurs, convaincus de la noblesse de la mission qui les attend et espérant trouver là une opportunité d'être considérés comme des héros et plus comme des débiles, sont déterminés à suivre le général autoproclamé sur les chemins de la gloire. Une façon aussi pour eux de rompre avec un quotidien sans surprise et de fuir un avenir sans lumière. Le Gros Comodoro, espèce de Sancho Pança ami de Matus qui s'est fait recruteur, se rêve en chef ; le fragile Cerillo dans son petit costume blanc, confié par sa mère dans l'espoir qu'une statue soit érigée en son honneur, dort en permanence ; El Milagro (Le miraculé), traumatisé par l'accident de voiture où il a perdu toute sa famille, veut en découdre et se croit invincible. Ubaldo, l'artiste qui interprète le drapeau mexicain à sa mesure, remplaçant l'aigle tenant dans son bec un serpent par un poussin avec un ver de terre, a suivi. Avec eux, Azucena, adolescente simplette mais intrépide, maniant les armes comme un homme mais capable de se jouer femme avec Comodoro, mère de remplacement avec Cerillo, infirmière avec tous, ne sera pas en reste. Tous partent donc ensemble, voyagent à bord d'une charrette tirée par une mule, armés de quelques vieux fusils, en direction de Fort-Alamo.
Une armée illuminée qui n'a rien à perdre et se battra jusqu'au bout, alors que "personne ne doit s'attendre qu'on leur consacre un bref paragraphe, ne seraient-ce que deux lignes au chapitre huit du livre d'histoire du Mexique, une photographie des cinq illuminés à côté de celle des enfants héros."

C'est à une centaine de kilomètres de Mexico qu'habitent Matus et les jeunes innocents qu'il va embarquer dans cette aventure décalée et anachronique et dans un périmètre restreint que l'ensemble de l'histoire va se dérouler. Ce n'est en effet que par le pouvoir de l'imagination, transformant un petit ruisseau en Rio Bravo grouillant de piranhas et un ranch abandonné en fort emblématique, que ces soldats de pacotille parviendront à atteindre la frontière tant convoitée. L'histoire se déroule en 1968, produisant comme un écho aux manifestations contre le pouvoir en place initiées par les étudiants. Simultanément à l'effondrement de l'armée illuminée, au massacre de la jeune élite intellectuelle par l'armée le 2 octobre à Mexico, les sportifs s'affrontent pour des médailles aux Jeux Olympiques. S'il est peu crédible qu'un épisode guerrier de cette nature se trouve dans l'Histoire mexicaine, l'annexion du Texas, les J.O. de Mexico et l'émeute réprimée dans le sang place Tlatelolco, sont eux des événements tout à fait vérifiables.
Mais David Toscana refuse le réalisme plat et la logique ordinaire, repousse le possible au-delà des limites et amplifie situations et personnages à l'extrême, jusqu'au grotesque. Vérité et fiction se répondent, le réel se distord, les pistes s'enchevêtrent, construisant un récit protéiforme entre tragi-comédie et épopée historique, conte philosophique et satire. Une plongée dans un "réalisme magique" où le maître mot est la fuite dans l'imaginaire "seul acte de résistance possible contre les puissances de la réalité".

L'auteur met en lumière de façon magistrale le hiatus entre la réalité pesante et désespérée de ces hommes et adolescents modestes, et leur désir de changer le monde pour enfin y trouver une place. Il dénonce de façon détournée l'impérialisme américain, le nationalisme exacerbé, la société de consommation, la vanité de la guerre, le pouvoir des puissants, et semble dire en filigrane que même si la lutte, parfois semblable à celle menée par Sancho Pança contre les moulins à vent, est inégale, même si les vaincus risquent de ne jamais s'en relever, avoir un idéal, le défendre avec courage, permet aux petits de défendre leur dignité et, à défaut de conquérir la gloire, d'exister.

Avec un art romanesque et un délire parfaitement maîtrisés, à partir du périple absurde et extravagant de ces gamins exaltés qui peinent à compter jusqu'à dix mais partent combattre sans états d'âme, l'écrivain nous parle aussi du désir inavoué d'atteindre des sommets inaccessibles. Il en appelle également à la méfiance envers la violence aveugle générée par tout nationalisme, terrorisme, intégrisme, autoritarisme, quand ils réclament leur lot de sacrifice humain.

David Toscana, avec ce roman foisonnant dont le désordre et la fureur semblent faire écho à ceux du monde, nous offre une épopée fascinante, à la frontière entre le réel et l'imaginaire, qui sait être lumineuse, intense, drôle et émouvante.

Sans contestation possible, un des meilleurs romanciers mexicains d'aujourd'hui à lire absolument !

Dominique Baillon-Lalande 
(06/06/12)    



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Lectures









Editions Zulma

(Janvier 2012)
320 pages - 21 €


Roman traduit de
l’espagnol (Mexique)
par
François-Michel Durazzo









David Toscana
é à Monterrey au Mexique en 1961, commence à écrire à vingt-neuf ans. Ses œuvres sont déjà traduites dansune dizaine de langues.
El último lector (2005 / Zulma, 2009) a été couronné par le prix Colima, le prix Fuentes Mares et le prix Antonin Artaud France-Mexique.








Une bio-bibliographie détaillée est disponible sur le site de l'éditeur :
www.zulma.fr







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