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Emmanuelle URIEN

Tu devrais voir quelqu'un


Un début presque convenu autour du trio basique mari-femme-maîtresse.
Sarah Zimmerman est secrétaire médicale chez trois médecins qui l'apprécient. « On dit de Sarah qu’elle est jolie, intelligente. Elle a de l’humour, et quelques fantaisies tout à fait séduisantes. Une fille discrète et sympathique, capable de réparties rares, mais brillantes… Elle a cette retenue et ce retrait en soi qui attisent la curiosité, qui séduisent plus que des attitudes ou des paroles… »
A trente-quatre ans, célibataire, elle partage sa vie entre son métier et sa liaison avec Julien, chef d'entreprise entreprenant, par ailleurs marié avec sa meilleure amie, la « généreuse, équilibrée et belle » Fati. Il est aussi père de trois enfants.

Mais Sarah, employée sérieuse et amante clandestine, est en fait une solitaire, entière et exaltée. Habitée par une passion dévorante, l'écriture, elle rêve d’exister vraiment et écrit, écrit partout, tout le temps. « Trouver un expédient pour ne plus penser et cesser, en tout cas, d'attendre que quelque chose arrive. » Mais les « griffonnages » personnels qu'elle jette sur le papier la laissent trop souvent insatisfaite. Alors ils finissent déchirés à la poubelle ou noyés dans le bain, se collant à sa peau ou fuyant avec les eaux usées. Personne jusqu’ici n’a pu en lire le moindre fragment.
« Elle ne veut jamais lui dire quoi, encore moins lui montrer. (...) tout ce noir qu'elle traîne. Des phrases belles et effrayantes, l'esquisse d'un autre visage d'elle. »

Quand un matin, elle se réveille et découvre tapi dans l'ombre un homme au feutre noir et au complet usé qui, assis sur une chaise, immobile, la regarde silencieux, sa vie bascule.
« Quand elle se redresse elle le voit. Tout d'abord Sarah pense : tiens, je vois un homme, là, assis à coté de moi, près du lit. Elle ne crie pas, (...) Pas assez de corps pour ça. Si j'étais certaine d'exister, j'aurais déjà ébranlé les murs du quartier, hurlé à faire éclater le double vitrage. Dans ma situation. A la place, ce matin-là, elle rit. Nerveusement, bien-sûr, mais certaine que ça va le chasser, et mettre fin à cette mauvaise plaisanterie de ses sens encore mal réveillés. Elle rit, mais rien. Il ne bouge pas. L'homme. Elle se frotte les yeux, secoue la tête, pour finir elle se pince (...) mais le mirage ne s'évapore pas. L'inquiétude, maintenant. »
Elle a beau fermer les yeux, il est là, constamment, où qu’elle aille. Seule à voir cette ombre, elle refuse de croire à la folie et consulte les spécialistes pour se débarrasser de ce "scotome" ( tâche dans l’œil) ou de cette tumeur naissante au cerveau. Mais… « Voilà, c'est tout. Elle est allée jusqu'au bout des explications rationnelles, physiologiques, fausses pistes. Et l'Homme, cet homme, est toujours là. » Le corps de Sarah ne souffre d'aucune pathologie et ce compagnon importun ne serait que le fruit de son imagination.

Profondément ébranlée, elle se terre chez elle, rompt avec son amant, fuit son amie, ne décroche plus le téléphone et se prend un arrêt maladie. Dans son entourage, on s'inquiète du comportement étrange de la jeune femme qui a fait le vide autour d'elle. Déjà absente au monde, elle s'en moque. Elle a décidé, à défaut de pouvoir se débarrasser du mystérieux intrus qui vire à l'obsession, de l'accepter et de l'apprivoiser. L'homme, qu'elle prénomme Janvier, est docile et se laisse contraindre à assouvir le moindre de ses fantasmes. « Janvier s'exécute, valet muet, parfait homme de main, appliquant à la lettre les ordres de Sarah. Sans protester. De toute façon il n'a rien à dire, c'est elle qui tire les ficelles. » Elle prend plaisir à voir le « pauvre pantin » passer la serpillière, nu avec du vernis à paillettes sur les ongles de pied avec les mots « Je ne suis rien » tatoués à même le corps mais surtout elle découvre avec lui les pleins pouvoirs de l'écriture. L'auteur qui a enfin trouvé son sujet ne quitte plus son crayon tandis que la femme de chair, elle, s'oublie et s'abîme dans ce couple infernal inextricablement lié par les mots et la folie. « Sarah se levait le matin, écrivait, ne mangeait pas, écrivait, ne se lavait pas, écrivait, ne dormait pas, et Janvier était là à la regarder ou pas, selon ce qu'elle avait décidé sur la feuille. (...) Écrire maintenant. Rien d'autre. »

Sarah, est à la fois une femme libre en lutte contre les carcans sociaux, la solitude, les autres, et un être enlisé dans ses interrogations existentielles, en quête d'elle-même, d'amour et de reconnaissance. Si sa vie extérieure semble assez normale côté façade, son monde intérieur est chaotique et elle entretient dans l'ombre avec la création un rapport pathologique. C'est cet aspect du personnage qui constitue l'essence même du roman. Avec l'irruption de Janvier, le récit qui s'installait dans le registre psychologique au départ bascule soudain dans l'étrange et le fantastique. Les personnages secondaires croqués de façon humoristique (médecins surmenés, mère tentaculaire, mâle pris à son propre jeu) qui ancraient le personnage dans le réel et faisaient décor, s’éclipsent peu à peu pour nous laisser seuls avec Sarah qui tranche ses amarres et dérive, flirtant avec l'imaginaire, la violence et les excès en tout genre jusqu'à s'y noyer. Chaque chapitre nous aiguille alors malignement vers une nouvelle hypothèse quant à l'interprétation de cette situation initialement incongrue, nous perdant en conjonctures diverses avec un sens aigu du suspense.
On devine qu'à partir de là, l'auteur va nous balader dans un univers hors normes et sans repère, dans une histoire ou rien, ni personne n'est ce qu'il semble être. La folie guette, le drame semble inévitable, on le pressent mais jamais on ne plaint Sarah, trop dérangeante, trop fascinante aussi.
La folie rôde avec des contours sans cesse fluctuants et des repères de plus en plus flous, la mise en abîme vertigineuse déstabilise le lecteur et la mécanique en marche, digne d'un thriller, le happe.

L'histoire de ce presque huis clos est originale, l'intrigue est magistralement menée, la construction irréprochable, l'humour grinçant et la fin totalement inattendue. La noirceur du propos est adoucie par une écriture serrée, précise, efficace, inventive, constituée de petites phrases et de détails infimes toujours au service du récit, soutenue par un rythme qui évite de figer les comportements, avec une fantaisie surprenante qui s'y entend fort bien à alléger l'ensemble. Rien n’est vraiment drôle sinon l’absurde de la situation qui permet au lecteur, entre drame et humour, de ne pas être entraîné dans l'infernale spirale qui engloutit l'héroïne. Au final, tout se tient même si on se laisse totalement surprendre par la fin.
L'imagination est au pouvoir et allume les feux d'une réflexion sur la création mais aussi la liberté et le bonheur.
Un roman étrange, brûlant, qui laisse des traces.

Dominique Baillon-Lalande 
(16/05/09)    



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Editions Gallimard

166 pages - 15,90 €








Emmanuelle Urien
est née en 1970 à Angers.
Après trois recueils
de nouvelles,
Tu devrais voir quelqu'un est son premier roman.





Pour visiter le site
de l'auteur :
www.emmanuelle-urien.org





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