Alain VEINSTEIN

Dancing


Un homme, profession écrivain, après avoir passé des années cloîtré dans l’appartement de sa mère, « nid d’aigle idéal pour fuir le monde », se retrouve peu après sa disparition, contraint de quitter son logement «  vendu à la découpe » par des spéculateurs immobiliers. Il décide alors de rompre avec cette réclusion volontaire et ce dégoût de soi qui l’asphyxie et de vraiment tourner la page. « Respirer enfin l’air du dehors, me plonger dans la vie pleinement vécue, dans ce qu’on appelle le monde réel, vivre des instants capables de m’enflammer… Oui, ce soir, je pars à la rencontre du monde. C’est l’ambition qui me tenaille : aller vers les autres, dans la vie, retrouver ce sentiment de la vie que la littérature ne m’a jamais donné, prendre la vie comme elle vient. »

Prendre enfin son existence à bras-le-corps et partir sans papiers, sans bagages, sans argent, à la quête de lui même. Se lancer dans une errance hallucinée, à folle allure sur une moto au nom de piano, en direction de la mer. Tenter l’improbable recherche du « Lac rose », dancing nimbé d’un halo de néon à peine entrevu lors d’un voyage ancien mais devenu depuis, pour cet ours en divorce avec le monde, un lieu enchanté symbole de bonheur et de vie. « Mon programme tient en peu de mots : faire la fête, danser jusqu’à l’aube, m’abandonner à la fantaisie du désir et, surtout, ne plus jamais courber le dos. (…) J’ai l’intention d’aller au bout d’une nuit blanche, dans une base avancée de l’inconnu. (…) J’opte avant tout pour la danse, j’opte pour la joie, pour la fête de la vie. Maintenant que tout semble s’écrouler autour de moi, je ressens un désir d’amour inattendu ».

La route sera longue et pleine de détours et de surprises. Déjà « il règne un mauvais silence, interrompu à intervalles réguliers par le fracas de ce qui ressemble à des explosions, puis par les sirènes des voitures de police et des camions de pompiers. (…) La ville parait à feu et à sang. Ce que je prenais, en partant pour un feu d’artifice se révèle être les éclats d’une folle violence. De très jeunes gens crient leur colère avec la rage de ceux qui n’ont plus rien à perdre. Ce sont eux les maîtres artificiers (…) Une ville fantôme s’est substituée à celle dans laquelle je croyais vivre ».

Après la traversée de la banlieue saccagée soumise aux émeutes d’une jeunesse vindicative et déboussolée, il erre dans le silence des chemin creux et des petites routes abandonnées, perdu dans un labyrinthe qui semble faire écho au dédale de ses pensées et de ses souvenirs d’enfance. Les sombres, liés au père « Ils avaient eu un coup de foudre commun pour un moka au café, orné de perles argentées, qui leur a fourni pendant quelque temps leur sujet de conversation préféré. Je ne pense pas avoir reçu un accueil aussi enthousiaste à ma naissance. Un accident comme on disait à l’époque. Je n’ai pas tardé à comprendre que j’étais avalé de travers. L’intrus ». « Mon père, longtemps, je l’ai appelé « le pire ». Enfant, pour échapper à cet homme, j’avais perpétuellement le nez dans un livre. C’est ce qui a fait mon malheur. Il m’en voulut de cet enfermement et me prit définitivement en grippe. » ou à la misère qui suivit son décès. Et les lumineux, dimanches au cirque, soirées comme figurants sur la scène du Châtelet, vacances au bord de mer avec la mère.

Puis à force de tours et de détours dans la lande brumeuse, après une singulière rencontre avec un musicien dans un bar du bout du monde et une non moins étrange course poursuite, le narrateur découvrira en bord de mer son dancing. Enfin, ce ne sera pas le « Lac rose » tant espéré avec lequel il le confond dans un premier temps, mais « L’Eldorado », celui qui après tant d’errance, de doute, de fatigue et de solitude s’apparenterait au paradis. Là, au milieu des autres, son corps découvrira enfin la joie de la première danse, la force vitale du mouvement, les rythmes partagés, la chaleur de la musique, les caresses. Ses yeux sauront apprendre et oser la découverte des autres et lui laisseront entrevoir l’humain plein de compassion qui est en lui. Spectateur complice de la naissance d’un amour, celui de Lucia, la fougueuse serveuse avec un jeune pianiste, il pourra conclure à l’extinction des feux : «  l’atmosphère me fait penser aux moments qui suivent à la campagne, le départ d’un cirque. J’ai aimé cette nuit la naissance d’un amour. J’étais l’ombre ; Luca et Lucia , la flamme. Un tel amour est une petite fortune pour qui est capable de l’accueillir tel qu’il se donne ».

Alain Veinstein qui, dans les « Nuits magnétiques », donne la parole aux poètes le soir sur les ondes, lui-même Grand Prix de poésie de l’Académie française en 2003, nous livre ici un roman lancinant, étrange, où s’affolent les ombres de la nuit face aux feux de la rampe, où musique et silence se conjuguent, où l’émerveillement l’emporte sur le désespoir, la haine et la misère. Une quête poétique, une plongée dans l’intime entre errances et désir de vie, d’une pudeur et d’une pureté fascinantes. Une langue toute simple en apparence, épurée, au rythme singulier qui sait à la fois bercer le lecteur et en éveiller les sens pour l’emmener très loin sur des rivages inconnus. Un très beau voyage à ne rater sous aucun prétexte.

Dominique Baillon-Lalande 
(24/01/07)    



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Editions du Seuil
290 pages, 19 €