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Anne BOQUEL

L’enfant de la rage


S’il était question depuis la fin des années soixante-dix de construire dans ce coin de campagne un gigantesque viaduc routier : six cents mètres d’acier et de béton, une forêt de pylônes dressés vers le ciel (…qui ) offrirait à l’axe Dufresnoy-Augerac son portail vers le futur (…) dès cette époque il s’était trouvé des opposants pour dénoncer le caractère surdimensionné du projet. La mobilisation des militants et surtout les chocs pétroliers de 1973 et 1979 avaient gelé le chantier. Plus de 20 ans plus tard, en 2007, le projet était repris et déclaré d’utilité publique. Presque aussitôt une ZAD (Zone à défendre) contre ce projet de construction destructeur de la nature, de fermes et d’un grand espace de terres agricoles s’installait. C’est en 2012, alors que l’indignation recommençait à enfler contre ce viaduc des Valloires, que Laurence, mère de famille anxieuse officiant comme secrétaire médicale chez un dentiste d’Augerac, son mari Loïc, chauffeur routier forte tête et colérique sillonnant toute l’Europe, leur fils Yohann et sa petite sœur Émilie s’installèrent à Dufresnoy, profitant conséquemment d’une panique immobilière locale pour concrétiser à moindre coût leur rêve de devenir propriétaires d’un petit pavillon avec jardin.

Des années plus tard, une nuit de novembre, le long de la départementale de Dufresnoy à Augerac la ZAD de Morvaillan devient le décor d’une véritable bataille rangée entre les CRS sur leurs blindés, armés de bombes lacrymo, de fumigènes et de grenades et ceux de la ZAD armés de caillasses, de branches et de cannettes. Ça a vraiment commencé à chauffer avec les premières lacrymos, un peu avant minuit (…) Il fallait faire gaffe. Ce n’est que deux heures plus tard, quand la pluie s’est conjuguée à la fumée, que les tirs ont cessé. Les zadistes purent alors compter ceux qui manquaient à l’appel. Parmi eux se trouve Yohann, 17 ans, un adolescent en décalage avec sa famille habitant à proximité qui les avait rejoints régulièrement depuis plusieurs mois. C’est à terre, blessé à la tête, réduit à l’état de loque et inconscient qu’ils finissent par le retrouver. Un quart d’heure plus tard les pompiers alertés le transportaient à l’hôpital qui prévenait les parents du mineur par téléphone : le pronostic vital de Yohann plongé dans un coma profond est engagé. Ce jour où la vie d’un coup s’est arrêtée resterait pour eux à jamais marqué d’une pierre noire et pour Émilie dans sa tête d’enfant, l’idée vague se levait d’une condamnation collective qui les frappait tous les quatre.

Si à l’annonce de la nouvelle son père et sa mère basculent pareillement dans le désespoir, ils s’engageront dans deux directions différentes voire opposées. Laurence qui aura le plus grand mal à reconnaître son enfant dans ce gisant sans réaction, aura à cœur de faire un retour vers lui en interrogeant sans relâche ceux de la ZAD, ces inconnus qui avaient pris tant de place dans la vie de son fils et qui semblaient le connaître plus qu'elle. « La politique ne l’avait jamais vraiment intéressée, ni de près ni de loin. Elle préférait les gens aux idées (…) Pourquoi s’en faire puisque rien ne changeait jamais quels que soient les beaux discours qu’on leur tenait. Mais tandis qu’elle fait à rebours le chemin qui a conduit son fils à s’éloigner d’eux et à s’engager auprès des jeunes zadistes, elle cherche à comprendre le choix de Yohann, ce qui lui manquait et l’attirait là au risque d’y perdre la vie, ce qu’il recherchait dans ce lieu et auprès de ces militants, cette cause qu’il avait embrassée avec passion et cette rage balayant tout sur son passage. Parallèlement lui, rongé par la colère envers ceux qui lui ont « enlevé son fils » se trouve écartelé entre la culpabilité de ne pas avoir été assez présent pour le protéger du danger et la mission qu’il se donne dorénavant de faire sortir du coma ce fils qui incarnait tous ses espoirs. Venant d'une famille très modeste, le père de Yohann a trimé toute sa vie pour pouvoir offrir à sa famille une maison, un petit lopin de terre, des vacances et de bons repas à ses enfants. Comment accepter que son fils quand il avait évoqué des vacances en famille à l’étranger en prenant l'avion, leur fasse remarquer révolté l'empreinte carbone qu'ils allaient produire et la planète qu’ils mettaient ainsi en danger ? Tandis que Laurence s’obstine à pénétrer l’esprit de l’adolescent qui s’est peu à peu éloigné d’eux et qu’elle n’a pas su accompagner découvrant dans le camp ennemi, cachés derrière son empathie pour la nature et l’écologie, son désir de liberté, sa rage et son goût du combat, Loïc mu par la certitude d’un après où la vie familiale reprendrait son cours comme avant change de poste à son travail pour pouvoir s’occuper nuit et jour de ce corps sans réaction et comme inhabité, s’occuper de son confort physique mais aussi le stimuler dans l’espoir de l’aider à retrouver peu à peu ses facultés. II était presque sûr que sa volonté suffirait à l’éveiller. Plus son mari tente de l’enfermer à ses côtés dans un rôle d’infirmière auprès de leur fils dans le coma, plus Laurence ressent le besoin de s’échapper dans la ZAD rejoindre Sylvain l’agriculteur devenu boulanger, Le Pilote, Rox la rousse et Louise-Michel acteurs de l’accompagnement puis de l’intégration de Yohann dans la Zone. « Votre fils savait ce qu’il risquait (…) Il a choisi le combat » lui avait dit Louise-Michel. Ce n’était pas rendre justice au gosse que d’en faire une simple victime. À force, il était devenu l’un d’entre eux. Elle les reconnaissait ces mômes, toujours les mêmes, la hantise d’une vie médiocre toute tracée, la haine de l’injustice, la révolte dans le sang, le goût de l’aventure et puis cette attitude si précoce à comprendre le fonctionnement du monde ambiant pour ce qu’il était : un immense gâchis. Yohann, énergie brute devait avoir échappé à ses vieux depuis bien longtemps, avant même qu’ils se soient rendu compte de rien. »
Face à cette déflagration les distensions larvées du couple apparaissent au grand jour et leur fille de dix ans spectatrice de leur polarisation commune mais différenciée sur ce fils-objet au centre de toutes leurs préoccupations se retrouve elle reléguée au rang d’accessoire.

Yohann sortira-t-il du coma ? Dans quel état et que restera-t-il de cette famille au bord de l’explosion et de la ZAD si cela advient ?


                                  L'autrice à partir d’une question écologique d’actualité et d’un destin familial où se mêlent le conflit, la confrontation, l’espoir, les luttes et la fièvre sur fond d’activisme écologique et social, exacerbe les tensions et les rages latentes qui sommeillent et pose les questions intergénérationnelles qui divisent. Les zadistes contre les forces de police, les parents face à leurs enfants adolescents, les politiques face aux zadistes, ceux qui partent face à ceux qui restent, tout cela se retrouve dans le livre d’Anne Boquel qui ne cesse de changer de point de vue sur les êtres et les situations où il ne peut y avoir ni vainqueur ni camp à choisir. Ainsi quand l'autrice décrit avec subtilité la lente transformation de Laurence au long de sa quête, le lecteur ne peut s’empêcher de se sentir en empathie avec cette mère aimante qui poursuit à sa façon la lutte de son fils pour comprendre ce monde qu’elle croyait stable et immuable et qu’elle finit par percevoir comme un décor prêt à s’effondrer. Qui a raison ? Qui a tort ? Anne Boquel ne tranche pas mais s’efface au profit de ses personnages. C’est la douleur d’une famille, l’agonie d’un monde dont le modèle mène à la destruction de notre planète, la résistance d’une poignée d’entre eux dans un combat inégal, qu’elle expose à nos yeux, laissant chacun se faire son idée.

La puissance de ce roman réside dans la construction de ses personnages. Évitant l’écueil d’une vision manichéenne sur le sujet d’actualité des ZAD, Anne Boquel concentre toute son attention sur les émotions et les sentiments des uns et des autres. Une mention spéciale pour ce cri d’amour d’une mère prête à tout pour comprendre le choix de son enfant qu’elle nous restitue avec en arrière-plan son cheminement d’épouse en parcours d’émancipation conjugal que Louise-Michel et la jeune Rox ont initié en elle. Pour Yohann comme pour Laurence il y a des rencontres qui changent le regard et le cours d’une vie.

Ce récit qui colle parfaitement à notre époque où la prise de conscience écologique de la jeunesse s’oppose à la génération de leurs parents qui se sont battus pour gagner le droit d’une existence digne au travail, laisse chacun libre de choisir le parti  de la mère ou du père, de défendre ou de désapprouver les activistes de la ZAD ou de s’insurger contre la violence et le chaos de notre époque. « Il est nécessaire pour faire advenir un monde nouveau de commencer à le construire ici et maintenant. »

Sans manichéisme, Anne Boquel questionne avec acuité les répercussions d’un drame collectif sur une famille ordinaire et interroge l’activisme et l’état de notre monde et ce roman des luttes, intérieures comme idéologiques, raconte la France d’aujourd’hui.
Un texte d'une grande justesse, sensible, intelligent et tout en nuances. Une belle découverte. 

Dominique Baillon-Lalande 
(21/08/24)   



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Robert Laffont

(Janvier 2024)
288 pages - 20 €

Version numérique
13,99 €












Anne Boquel,
professeure de lettres, a cosigné plusieurs essais littéraires avec son mari, Etienne Kern. Après Le berger (Seuil, 2021), L’enfant de la rage est
son deuxième roman.