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Sophie DOUDET

À l’ombre de la peste et de la guerre
selon Georges de La Tour


Georges de La tour meurt des suites de la peste, assisté de sa fidèle servante, Anne arrivée très jeune, en 1632, au service de la famille La Tour. Vingt ans plutôt « elle », la peste, avait déjà frappé aux portes de l’immense bâtisse, la Licorne, demeure du peintre. Jusque-là épargnés, la maladie avait emporté des proches. Georges de La Tour avait pensé protéger les siens « mais même lorsque l’on érige des forteresses entre soi et le monde, même quand on peint comme on prie, la mort reste la maîtresse du jeu ».

À l’ombre de la peste et de la guerre selon Georges de La Tour, fournit à Sophie Doudet l’occasion en même temps d’évoquer la peinture de Georges de La Tour et notamment Le tricheur à l’as de carreau,mais aussi par le biais de ce tableau, celui de ressusciter les personnages qui y figurent. Elle tisse un récit vraisemblable de leur histoire personnelle et en propose une interprétation convaincante servie par une écriture sobre et lumineuse, tout en retenue. Six chapitres avec chapeaux, chacun illustré par la symbolique d’une carte à jouer, et un épilogue. Au préalable, l’autrice, dans un « Prologue », nous fait part, ainsi qu’à son éditeur Henry Dougier, d’un doute : « J’ai un réel problème, Henry. On ne sait quasiment rien sur Georges de La Tour et encore moins sur ces deux tableaux. Mon récit va dangereusement pencher vers la fiction… »  D’ailleurs, en fin d’ouvrage sont introduits quelques extraits d’auteurs intitulés « Regards croisés », ayant traité le sujet. La mise au point effectuée, Sophie Doudet commence le récit d’un homme, Georges de La Tour, 1593-1652, ayant vécu et survécu à la Guerre de Trente Ans qui dura de 1618 à 1648. L’homme fut peintre mais témoin de son temps. « Des brutes sans foi ni loi pillaient, violaient et incendiaient. » Georges de La Tour n’ignore pas le monde et ses malheurs. « Prudent et stratège, La Tour a su se faire des amis auprès des Français entrés dans la ville et a remplacé son ancienne clientèle morte ou en fuite par les nouveaux occupants. » 

La narration de la vie de Georges de La Tour est confiée à Anne, la fidèle servante. Qui d’autre connaît mieux Georges de La Tour ? Diane, la fidèle épouse ayant été emportée par la peste quinze jours avant. Anne évoque son Maître. « Il était un peintre reconnu et un père de famille comblé. Au mitan de sa vie, il était encore fort bel homme avec ses épaules larges, sa fine moustache et son œil brillant. » Parents d’une famille nombreuse, lui et son épouse Diane sont très pieux et fidèles à la religion du pape. « Le Maître a toujours pensé que les images des apôtres qu'il peignait aidaient à mieux prier et à communier. » Il choisit des paysans comme modèles et les fait poser pour un bol de soupe. Il copie docilement leur trogne, attentif aux détails. « Et il révélait, par une minuscule goutte de lumière placée dans l'œil ou sur la lèvre, l'âme qui habite chaque homme sur cette terre. […] Imiter le monde n'était pas pour lui tromper mais communier. Du moins quand le tableau était réussi. »

Georges de La Tour repose dans la chambre. « La servante pose la chandelle sur le billot de bois mal dégrossi qui servait de table de chevet au Maître. Le cadavre bascule soudain dans la nuit tandis que la chandelle éclaire vaguement la chambre. » Anne s’affaire auprès du défunt comme une fille auprès d’un père. Servante dévouée, maintenant sans maître, elle s’inquiète « Mais elle, qui a déjà passé plus de la moitié de sa vie au service de La Tour, qui voudra d'elle ? Elle qui ne s'est pas mariée, elle qui a nettoyé, rangé, langé et nourri les enfants des autres. […] Elle enfin qui a posé pour le maître […] Elle, la tricheuse au regard oblique. Où ira-t-elle à présent ? » Soudain entre, alarmé, Petit Jean, l’apprenti encore enfant. Pour le rassurer, Anne lui fait découvrir un tableau caché par une étole. Le Maître ne l’a jamais vendu. « Sur un fond quasiment noir et sans aucun relief se détachent quatre personnages représentés à mi-corps qui disputent une partie de cartes. » Jean voyant le tableau pour la première fois, Anne l’invite auprès d’elle. « Nous allons veiller Georges de La Tour toi, moi et… lui, dit-elle en désignant le tableau de son doigt fin. Je vais te raconter son histoire. Notre histoire. »

« - Tu vois, sur ce tableau, nous sommes tous réunis. Le Maître a servi de modèle pour le tricheur, Diane son épouse est cette femme qui joue au centre le rôle de la courtisane avec son collier de perles et, je suis à côté en train de verser le vin…
- Comme tu étais belle ! s'exclame Petit Jean.
- J'avais seize ans alors… Et sur le côté droit c’est …
- Étienne, le fils du maître ?
- Non, c'est François, murmure Anne d'une voix altérée. »
Petit Jean pressent qu’un drame a suivi. Georges de La Tour a été le tuteur de François qui s’installe dans la famille et devient apprenti. La présence de François est magique, enchante le quotidien. « La Licorne fut plus qu'un refuge : elle fut une sorte de paradis, un îlot échappant à la fureur de la guerre. Un temps, le Maître se crut comblé et, qui sait, peut-être touché par la grâce. » François séduit la famille et Anne par sa gaité, sa joie de vivre, mais décède quatre mois plus tard, frappé par la peste ainsi qu’un domestique. Anne et lui ont été amants, raison pour laquelle la voix d’Anne s’est brisée. François a aussi été l’inspirateur de tableaux. En découvrant de beaux vêtements remisés par Diane, « des pourpoints festonnés et des robes ornées de passementeries qu'elle jugeait trop voyantes pour ces temps troublés », François insista pour que la famille les porte et joue des saynètes. La Tour refuse dans un premier temps mais François réussit à le convaincre. Une fois la famille déguisée, le Maître comprit qu’il avait sous les yeux une occasion de réaliser des tableaux sortant de l’ordinaire. Ainsi La Tour aurait peint "La Diseuse de bonne aventure", grâce à la fantaisie d’un jeune homme. « Non seulement il acceptait le jeu proposé par François mais il en devenait le metteur en scène. Il était le maître de la comédie. » François proposa une suite. Ce fut "Le tricheur à l’as de trèfle" et plus tard encore, et selonHenry Dougier (avis partagé), le meilleur des deux, "Le tricheur à l’as de carreau", exposé au Louvre. Ensuite, « À la fin du mois de mars, la peste se déclara à Lunéville. »

Georges de La Tour a donc posé et se serait représenté ! Pour Anne, La Tour manifestait encore des réticences. « Le fait de demander à sa femme et sa servante de jouer le rôle de courtisanes corrompues le mettait mal à l'aise et, pour sa part, il n'aimait pas l'idée de se représenter en tricheur. La mise en scène de la tromperie et l'amour de soi qu'impliquait l'autoportrait le répugnaient. Comme je te l'ai dit, ce faiseur d'images n'aimait pas mentir, ni même jouer. » Cette remarque apporte une réponse au visage ombré du tricheur. Son dos est éclairé. La tête, de trois-quarts, pouvait recevoir quelques lumières. Il ne l’a pas fait sans doute à cause de cette répugnance. Il aurait pu, comme pour ses modèles, apporter « une minuscule goutte de lumière placée dans l'œil ou sur la lèvre », donnant plus de précisions aux traits du visage, réhaussant ainsi son autoportrait. Il a donc gardé cette humilité. La préférence pour Le tricheur à l’as de carreau, se défend.La composition, d’aujourd’hui, comporte l’ajout d’une bande sur le haut du tableau. Ainsi, la scène bénéficie d’un équilibre et oblige le regard vers les personnages. Les aiguillettes pendantes accentuent, à notre sens, la verticalité des corps pourtant assis. La Tour a su allier dessin et couleur. Quant aux nuances de coloris, laissons les spécialistes en débattre ; peintures diurnes et peintures nocturnes ? Quoi qu’il en soit, le livre deSophie Doudet permet d’apprécier assez précisément l’œuvre de Georges de La Tour et pallie élégamment le manque d’information concernant le peintre. Le texte ciselé se lit et se relit avec bonheur, s’intégrant parfaitement dans une collection justement intitulée « Le roman d’un chef d’œuvre. »

Michel Martinelli 
(05/09/24)    



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Lectures










Ateliers Henry Dougier

(Août 2024)
140 pages - 13,90 €













Sophie Doudet,
maître de conférences en littérature française, est l’auteure de biographies consacrées à Churchill, Malraux, Camus et Mme de Staël, ainsi que de romans historiques pour la jeunesse.












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