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Alain FREUDIGER

Arpenté


Le petit Alain a quatre ans quand commence ce récit ancré dans un village rural du Gros-de-Vaud suisse dans les années quatre-vingt. Le garçon vit dans une famille équilibrée et chaleureuse composée de sa mère entretenant la maison, le potager et les animaux, d’un père pasteur et de deux frères, l’aîné, complice qu’il jalouse parfois pour ses cheveux blonds et fins ou sa possession d’une batterie mais qu’il suit partout élargissant ainsi ses explorations territoriales  et avec lequel il joue à l’intérieur de la maison ou dans le jardin à la guerre entre soldats miniatures en plastique ou aux cow-boys et aux Indiens et celui arrivé au monde quelques années plus tard qui paraît n’interférer que peu dans son récit. Arpenté est l’autobiographie de quatre ans de vie du jeune garçon à travers le déroulé des souvenirs que l’écrivain a gardés d’une petite enfance marquée par un rapport fort à la nature et la possibilité d’y circuler en toute liberté, seul, accompagné de son aîné ou de ses amis.

Le premier épisode le concernant, qui immédiatement met à jour la vivacité de sa curiosité et son aptitude à la concentration, est celui-ci : Je suis assis par terre dans la cour de l’école du village d’Orzens, dans le Gros-de-Vaud. Mon grand frère et notre ami Alexandre sont non loin de moi, il y a du gravier, et depuis ma position assise je brasse et fouille le sol. Je m’arrête et attrape un petit morceau de métal, une tige enroulée sur elle-même ensuite coudée en dessinant un cadre de chaque côté de ce rouleau. Je joue un moment avec ce trésor, et toujours assis sans bouger, je continue à fouiller le sol, il y en a quelques autres, de ces pièces de métal. Ce sont des articulations de pinces à linge (…) à ressort dont les deux pièces de bois ont dû se perdre. De ce premier souvenir ressort une chose très nette : dans la petite enfance l'importance du sol, et de ce qu'on y voit, de ce qu'on y trouve, de ce qu'on y tâte, du pied ou de la main, est considérable. Par la suite, on oublie peu à peu à quel point le sol a pu compter et avoir d'importance. L’horizontalité est donc ici la première approche de l’espace par l’enfant. Suivra plus tard la verticalité, expérimentée par quelques jets de jouets depuis le balcon de sa chambre, la chute du cadet dans l’escalier ou un arbre où grimper. Cette confrontation et appréhension de l’espace faite par l’enfant nous est restituée au plus près de l’instant et du ressenti d’Antoine, sujet et narrateur. Ce qui caractérise ce gamin vif et joyeux c’est son sens de l’observation, sa curiosité infinie, son désir de comprendre le monde qui l’entoure, le plaisir d’expérimenter, le goût de l’aventure et l’émerveillement qu’il ressent face à tant de diversités et de richesses.

C’est dans la contrainte du confinement lors de la pandémie de Covid que, pour Alain Freudiger, cette introspection et le souhait de se prêter à cet exercice ludique qui consiste à mettre des mots d’adulte sur l’émerveillement brut et pur d’un jeune garçon entre ses quatre et sept ans s’enracinent. Dès lors l'écrivain vaudois plonge dans ses souvenirs intimes, les croise avec ceux de sa famille, s’attarde sur des photos, pour nous en restituer non seulement l’importance que ces premières années passées sur le territoire circonscrit entre  les villages de Pailly, d’Oppens et d’Orzens, non loin d’Yverdon  ont eue dans son rapport fort et sans filtre qu’il a toujours gardé avec la nature, mais en faire percevoir aussi la part qu’elles ont prise dans la construction de ses relations affectives et sa perception du monde. C’est à partir de ce petit endroit, concentré de perceptions et nid d’aigle, que se déploient pour moi l’appréhension du monde et sa mise en relations. C’est ensuite à hauteur d’enfant avec ses images, ses odeurs et ses couleurs qu’il nous restitue les émerveillements de son enfance campagnarde en parvenant à retrouver la fraîcheur de cet âge des premières foistout apparaît neuf et étonnant. On voit comment l'enfant découvre le monde à travers son corps et ses sens, comment il prend conscience des frontières de son univers (la maison, sa porte d’entrée, son jardin, la haie, la route, le chemin pierreux, l’école, la forêt, un ruisseau, le moulin, une ferme), comment se construit sa perception de l’espace et comment à travers la vie familiale, l’école, le frangin, les amis, les copains, les filles, se construit la relation à l’autre, ses parents et ses alter-égo enfants surtout. Il découvre également à la fois son corps et l’étrangeté de celui des autres qui peut surprendre, attirer ou provoquer le rejet. Si le petit Antoine  ne s’intéresse que fort peu aux adultes du village (Il y a tout un écart... je ne les vois pas vraiment, voire pas du tout, parce que je suis pris dans mes histoires... ils sont simplement là comme partie prenante du décor) ou aux  pays (Italie, États-Unis,Japon, Allemagne...)parfois cités au détour d’une phrase, c’est parce que tout ce qui n’a pas de proximité directe avec lui, adultes ou pays inconnus, est pour lui sans réalité ni consistance, comme ce dalmatien dont le narrateur parle avec humour : Dans le jardin, il y a aussi un chien dalmatien dans sa niche… il reste à distance, comme irréel… Pourquoi a-t-il besoin d’une maison de cette forme ? pourquoi si petite ? Quelque chose ne colle pas, quelque chose est faux, je demeure interloqué devant ce concept de niche sans savoir quoi en faire. Mais irréel le dalmatien l’est aussi, il a une laisse et un collier, une écuelle, c’est un dalmatien comme chez Walt Disney, il a tout l’attirail et l’aspect d’un chien de dessin animé... Du reste le dalmatien de Stéphane n’aboie pas, ne joue pas, ne court pas, ne mord pas, il n’existe pas vraiment. Si l’arrivée au village d’une famille chilienne ayant fui la dictature avec leurs deux filles donne lieu à quelque développement c’est parce que celle-ci comprend deux fillettes proches en âge d’Antoine et son frère et qu’ils ont été introduits dans le foyer par le pasteur. 

Loin de toute nostalgie, ce voyage sur les traces de la petite enfance et son territoire minuscule physique et sensoriel revisité à l’aune des souvenirs que l’écrivain adulte en a gardé, prend garde (et c’est là le travail d’écriture remarquable opéré par l’auteur) à ne pas les figer mais à les restituer au présent, dans leur intériorité, leur éblouissement, leur gaîté et leur dynamique avec un travail d’accompagnement visuel et mélodique qui apporte à Arpenté au-delà de sa précision et son authenticité une vivacité, une insouciance  et une fraîcheur toutes singulières. Intéressante aussi la forme choisie d’un texte torrentiel, qui coule comme l’enfance même du gamin à flux continu sans chapitre, que ne viennent entrecouper que des comptines, des poésies ou des chansons pour enfants. L’adaptation lorsque le petit Antoine et son frère parcourent les chemins pentus qui joignent un village à l’autre du rythme du texte à celui des petites jambes du garçon qui peine à avancer est une belle trouvaille.  
 
Avec Arpenté Alain Freudiger met à contribution sa mémoire pour nous offrir une promenade autobiographique dans l’exultation de sa petite enfance et une ode à la toute-puissance du ressenti. Il en résulte un récit d’apprentissage personnel, rural, écologique et sociologique qui arpente les premières années de la vie de l’intérieur sur un ton joyeux et dégage une poésie et une étrange magie à laquelle il est difficile de résister.

Dominique Baillon-Lalande 
(02/09/24)   



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Lectures







Alain FREUDIGER, Arpenté
La Baconnière

(Janvier 2024)
152 pages - 18 €













Alain Freudiger,
né à Lausanne en 1977, écrivain et critique cinématographique, a publié une douzaine
de livres.


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