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Lu Min

Peut-être qu’il s’est passé quelque chose


En Chine, près de Nankin, dans un appartement propre et bien rangé, le corps d’une jeune fille est découvert avec ce message auprès d’elle : « Prévenez la police. Ce n’est lié à personne. C’est mon affaire ». Cela ne fait que trois lignes dans la rubrique des faits divers du jour mais un jeune journaliste débutant ambitieux et en mal d'idées propose au journal qui lui confie depuis cinq ans de modestes piges d'aller enquêter sur cette histoire dans laquelle il flaire les ingrédients d’un mystère qui pourrait captiver les lecteurs. « Cela fait plus de cinq ans que je fais des recherches en profondeur, mais je n’ai pas encore rencontré de cas qui puisse me valoir la sublime monstruosité de plus de cent mille clics sur Internet (…) En fait, il faut juste que je trouve le matériau convenable, alors moi aussi je pourrai sortir un de ces "posts" à sensation. » Sa "Grande cheffe Li" accepte de lui laisser un délai de cinq jours pour rendre son papier. Le jeune homme persuadé d’avoir trouvé le bon filon lance donc immédiatement son enquête. « Chère Mimi, je suis de tout cœur avec toi, je ne te laisserai pas disparaître sans laisser de trace ».
Pour cela il contacte tout d’abord le Sergent Q qui, suite à l’appel du gardien Yang au commissariat, avait été le premier à venir sur place pour forcer la porte du deux-pièces d’où s’échappait une forte odeur de dioxyde de carbone et de décomposition qui avait alerté un voisin. Derrière se trouvait le cadavre d’une jeune fille aux ongles vernis de couleurs différentes avec un message griffonné sur un bout de papier déchiré posé à ses côtés signant son suicide. L’identité de Mimi, célibataire et fille unique du propriétaire avec lequel elle semblait avoir des relations assez distendues depuis qu’à son divorce sa mère en avait obtenu la garde, fut vite confirmée par ce dernier. Du policier, le journaliste obtiendra l’adresse et le nom du gardien de la résidence où le drame s’est déroulé et son adresse à elle. Il part donc aussitôt glaner auprès de Yang quelques autres détails sur la scène du décès et espère bien lui soutirer le contact du papa propriétaire. Obnubilé par son apprentissage de l’anglais, l’argent et l’avenir de son fils, le gardien qui n’a rien vu, rien entendu et ne semble même pas être entré dans l’appartement, lui lâche quand même pour s’en débarrasser le contact du propriétaire.
À partir de cette visite au père, tentant de fil en aiguille de rencontrer tous ceux qui composaient le cercle familial ou relationnel de la morte, il s’évertuera à grappiller sur Mimi  un maximum d’indications même d’apparence anodine (nom et adresse d’une collègue, d’amis, d’un amant, d’un lieu où elle aurait ses habitudes…) pour explorer toutes les pistes qui pourraient lui permettre de la sortir de l’anonymat, d’en connaître assez sur elle pour lui redonner un semblant de vie afin d’émouvoir les lecteurs et de comprendre son geste. Pourquoi a-t-elle choisi l’appartement de son père pour en finir ? Pourquoi une si jeune femme a-t-elle décidé de mettre fin à ses jours ? Voir une photo de la jeune fille aurait pu aider le journaliste à savoir si elle était moche, grosse, avait des difficultés à plaire aux hommes, souffrait de la solitude ou venait de vivre une rupture, mais bizarrement ni le père Li ni la mère de Mimi n’avaient pu lui en montrer. Pour l’instant l’énigme reste entière. Pourquoi se suicide-t-on lui avait confié d’expérience le sergent Q : Il ne faut pas se tromper, même si chacun a ses propres problèmes, au final, c’est toujours une question de réputation, d’argent ou de relations homme-femme. Grace au Sergent Q et à Internet le jeune journaliste trouve les contacts de Hatsune, la collègue du cabinet de manucure où Mimi travaillait qui, déclinant ses propositions de rencontre sous divers prétextes, accepte sous son pseudonyme de répondre à distance par We-Chat à ses questions sur la morte. Ce sera par l’intermédiaire de celle qui s’avère avoir été l’amie la plus proche de la défunte qu’il apprendra le travail d’influenceuses qu’elles exerçaient ensemble à la suite de leur travail de manucure, la liaison houleuse que Mimi entretenait avec un réparateur de téléphones nommé Zhihua, ou ses avortements successifs. Mimi souffrait-elle tout simplement de dépression ?
À travers les propos de Hatsune et Zhihua, l’existence de la jeune fille lentement s’esquisse. Les conseils de Huang, l’éminent professeur que le jeune journaliste considère comme son guide professionnel et avec lequel il déjeune régulièrement, l’aideront-ils à y voir plus clair et à enfin concrétiser son projet ? À leur dernier rendez-vous, le vieux maître critique depuis peu avec le fonctionnement de son université et tenté d’en claquer la porte, lui a dit dans un élan bien intentionné sur un ton tout de même sarcastique : Réveille-toi, vieux on est juste des ouvriers sur une ligne de montage et on nous demande simplement de faire le travail tel qu’il vient. L’élève convaincu qu’aujourd’hui il faut déployer des mirages pour que les gens versent des larmes bon marché pour qu’avec cent mille clics sur Internet Mimi meure honorablement sous des centaines de milliers de regards admiratifs, comme si elle mourait à nouveau après avoir ressuscité, loin d’en être perturbé attribue cette grogne aux douleurs qui avec l’âge rongent son référent émérite. Il préfère se raccrocher à son conseil récurrent de rester toujours audacieux, insolent et créatif. Parfois pourtant, quand en consultant les notes prises lors de ces diverses rencontres, il prend conscience qu’il piétine, le journaliste perd courage. Aucun de ses interlocuteurs ne semble se sentir assez proche de Mimi pour s’autoriser à émettre une hypothèse concernant son geste. Tant de questions restent en suspens : l’a-t-on vue à l’hôpital pour avorter ou pour visiter sa grand-mère paternelle ? S’était-elle endettée pour le lancement de produits de beauté sur Internet avec son amie au point d’être financièrement prise à la gorge ? Ne supportait-elle plus les longues journées et le stress professionnel qu’impliquait ce cumul de jobs ? Aucune des pistes explorées ne fournit de réponse à la question du mobile du suicide, ou plutôt chacune en suggère un différent. Faut-il comme Hatsune considérer qu’une fois qu’on est mort on n’a plus d’ennui (...) mieux vaut mourir jeune pour vite se réincarner très belle, être dès sa naissance du côté des gagnants et y rester jusqu’à la mort. Le journaliste sent que Mimi lui échappe encore et son article n’avance pas. Devrait-il abandonner et la laisser reposer en paix ? 

                 
               Après une courte préface nous présentant rapidement l’auteure, cette étrange enquête nous est rapportée avec une écriture, neutre, directe et factuelle. Des notes en bas de pages viennent compléter et éclaircir les références culturelles chinoises classiques ou populaires qui pourraient nous manquer. Le récit est organisé en six chapitres chronologiques d’une trentaine de pages, de « Jour zéro » à « Jour cinq », chacun se nourrissant des rencontres ou entretiens menés par le journaliste auprès des proches de Mimi. Mais le lecteur qui pressent vite que l’enquête journalistique sur cette affaire classée d’office par la police car sans objet va se perdre lamentablement en suppositions non vérifiables, la voit glisser progressivement vers la quête personnelle, identitaire et existentielle de l’enquêteur lui-même. Par un subtil jeu de miroir et de reflets, à cette jeune femme morte nommée Mimi qui semble incarner autant une génération qu’elle-même vient se superposer un journaliste du même âge sans nom et socialement invisible car bloqué en marge de cette société contemporaine chinoise où avoir un travail rémunérateur est la seule voie pour atteindre un niveau social supérieur, où il faut avoir une situation matrimoniale stable pour être respectable, où être propriétaire est le suprême aboutissement. Cette mise en abyme venue combler les nombreuses inconnues concernant le fait divers initial et surtout sa mystérieuse protagoniste, permet à l‘auteure de faire avancer son récit non dans le sens de la résolution de l’enquête première mais dans un mouvement réflexif à partir de sa ressemblance supposée avec le journaliste qui lui ne cesse de se dire à travers son enquête avortée. Le récit de ses recherches émaillé des questionnements professionnels est ainsi entrecoupé de brèves confidences sur les événements fondateurs et souvenirs heureux ou malheureux qui depuis l’enfance l’ont construit, comme sa relation difficile avec son père, le manque de la mère absente, de l‘université, avec ses désirs, ses frustrations et ses blessures restitués avec autant de pudeur que de sensibilité. « Personne ne croirait que ma mère dont le visage m’est inconnu (…) est toute puissante, a neuf vies et est capable de soixante-douze transformations comme le roi des singes. Elle ressemble à toutes les femmes de son âge que l’on voit dans la rue. » Dans un domaine plus léger, il évoque aussi avec humour cette perte précoce des cheveux qui le complexe et ses recettes pour tenter d’y remédier. Comme le lui a appris Huang : On a bien mérité de gémir chacun pour soi en remorquant un iceberg sous-marin dont personne n’a idée. Il n’y a rien en ce monde qui ne puisse être écrit, comme il n’y a personne qui ne puisse être aimé, toute chose, tout être, a une part de lui-même qui brille.

Si sa démarche de forcer le sort par la rédaction d’un article racoleur pour combler son déficit de popularité et de crédibilité journalistique ne force pas vraiment le lecteur à la sympathie l’ambition du journaliste nous fait surtout sourire tant le costume parait trop grand pour un être doté d’aussi peu d’assurance et de confiance en lui. L’obstination et l’engagement symbolique qu’il investit dans cette fuite en avant si peu réaliste nous paraît alors relever soit d’une naïveté totale soit d’un désespoir absolu. Transformer le geste de rejet désespéré et ultime de Mimi en opportunité offerte au journaliste de sortir de son propre marasme en exploitant sa dépouille et son histoire pour obtenir la reconnaissance professionnelle et la place dans la société qu’il convoite est de de la part de Lu Min un tour de passe-passe magistral aussi cynique qu’audacieux. Cela signifierait-il qu’à ses yeux dans cette Chine désormais quatrième puissance économique mondiale qui compte de 250 000 à 300 000 suicides par an, première cause de mortalité des 15-34 ans, l’heure n’est plus, vu l’ampleur du désastre, à compter les morts et à s’apitoyer mais qu’il faut d’urgence changer cette société malade pour en éradiquer les causes même de ce malaise existentiel générationnel ? Quand les mutations rapides et radicales induites par l'ouverture économique ont ébranlé la société chinoise en pulvérisant les structures familiale et clanique traditionnelles, laculture du profit a généré une montée de l'individualisme et de la compétition avec de fortes pressions sur le travail. Les relations sociales se sont tendues entre adultes mais aussi envers l'enfant unique surinvesti d'un impératif de réussite par ses parents. Peu à peu dans cette Chine moderne complètement mécanisée à la jeunesse robotisée et consumériste les citoyens n’ont plus véritablement de vie privée etdes troubles mentaux et affectifs, des états dépressifs sévères, et des sentiments de vide intersidéral se multiplient. Lu Min qui s’est inspirée pour son récit du suicide incompréhensible de la fille d’un ami et l’a complété par diverses recherches écrit : Il n‘y a pas de raisons particulières au suicide sauf que tout y pousse si l‘on s’arrête un instant pour y penser, et c’est d’autant plus effrayant. J'ai toujours pensé que ce qu'on appelle suicide, d'un certain point de vue, est un homicide, une conspiration armée, un coup de couteau par-ci, un coup par-là, c'est pourquoi je le considère aussi comme un meurtre.

Lu Min à partir d’un banal fait divers illustre sans masque et de façon moderne, entre récit intime et sociologie, le vide et la perte de sens de nos sociétés contemporaines. Porté par une langue du quotidien qui traduit avec justesse la réalité de la classe populaire et traversé par quelques réminiscences classiques, ce récit introspectif non linéaire décousu et innervé par une tension palpable s’ancre dans le présent immédiat de la Chine mais aussi celui universel des réseaux sociaux, d’Internet et d’une culture consumériste et ultra-libérale mortifère. Un portrait social cruel qui nous laisse seul face à des questions qu’il devient urgent de se poser.

Dominique Baillon-Lalande 
(29/07/24)    



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L'Asiathèque

(Janvier 2024)
192 pages - 9,90 €



Traduction :
Brigitte Duzan
& Zhang Guochuan














Lu Min, née en Chine
en 1973, a déjà publié une douzaine de livres (romans et recueils de nouvelles) et obtenu plusieurs prix littéraires.






Bio-bibliographie sur
www.chinese-shortstories.com

(présentée par
la traductrice
Brigitte Duzan)