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Robert PICCAMIGLIO

Derrière la nuit, l'usine


            Le travail en usine, Robert Piccamiglio le connaît bien pour y avoir passé trente-trois ans de sa vie. Peu nombreux sont les livres qui traitent de la condition ouvrière et plus rares encore ceux qui restituent avec autant de justesse le quotidien d'hommes et de femmes engloutis, broyés par le travail sur des machines infernales. Derrière la nuit, l'usine est de ceux-là. Des phrases courtes, un style sans fioritures, un narrateur que l'on pourrait qualifier de taiseux, un homme pudique, peu enclin à parler de lui-même mais un homme qui observe, qui écoute et c'est à travers les paroles de ses compagnons de travail ou de ses parents que s'expriment sa propre condition humaine et bien sûr toute la solitude, l'attente, les tragédies, le désespoir  et les rêves des hommes et des femmes cloués au travail en usine.

            Ainsi, au fil des pages le lecteur vivra trente années avec le narrateur dans cette usine depuis l'embauche jusqu'à la sortie. Il l'accompagnera dans son atelier avec son pote Pierrot : "Mon pote Pierrot n'arrête pas de dire que c'est cocasse absolument tous ces piafs qui nous observent en silence depuis les tubes fluorescents suspendus au plafond. Ils font tomber dans l'atelier une lumière plus morte que vive. Une lumière si fragile. Les oiseaux penchent de concert leurs petites têtes, ils nous observent, peut-être font ils preuve à notre égard de compassion. On ne le saura jamais. Ils prennent toujours de la hauteur. Nous en bas on se contente de raser les murs, de marcher sur les sols gris, pas encore à quatre pattes, mais presque."  "Les oiseaux, ils sont fidèles au poste. Entre eux et nous, il y a ce monde mécanique. Tentaculaire. Étouffant. Ce monde qui nous pousse chaque jour un peu plus vers l'indifférence. La folie. L'obscénité ou pire : vers le rien du tout."

            L'atelier, c'est la compagnie de Pierrot, le pote, le confident mais aussi celle d'autres collègues hauts en couleur : Parmentier qui se dit spécialiste de la finance et qui s'invente des héritages, qui rencontre le pape une fois par mois. C'est Dudu qui boit beaucoup et qui chante des airs de Puccini. Dudu qui mourra d'une cirrhose et que l'on accompagnera à ses obsèques. Des enterrements, il y en aura beaucoup : ceux du père et de la mère du narrateur et ceux aussi de ses compagnons de travail : "On n'a jamais vu personne mourir dans l'enceinte de l'usine. Les types attendent toujours d'en être sortis. Question d'élégance. Les avis de décès s'affichent sur les panneaux qui jouxtent les distributeurs. Endroit coquet où l'on se retrouve trois ou quatre fois par équipe pour se détendre. Parler. Ou écouter. Ou ne rien dire... Les types de l'usine qui décident d'en finir avec la vie, le font une fois qu'ils en sont sortis. Jamais aucun d'entre eux ne s'est donné la mort entre les murs froids et menaçants d'un atelier. Le mode opératoire ne varie guère. Fusil de chasse ou pendaison. L'avis de décès ne le précise pas."

            L'usine, c'est aussi la grève avec occupation et parfois : "Nous avons obtenu un et demi pour cent d'augmentation de salaire. On en demandait cinq. Un coup de pouce à la prime de vacances. Accordée. La journée de travail perdue : non retenue sur la prochaine paye... Pour finir, une dernière exigence : que le papier toilettes soit le même pour tous. Cadres administratifs ou simples productifs. Que l'on puisse, dit Pierrot, se torcher avec du papier couleur en rouleau et non plus du papier en feuilles volantes. Ajoutant : – Ça limite le risque de s'en mettre plein les doigts."

            Et puis, après tant d'années : " De l'usine, j'en suis sorti vivant. C'est une victoire. J'ai toujours eu la hantise de mourir entre les machines. Le bruit. La puanteur. L'indifférence. La solitude. Mourir à l'usine. La pire des insultes qu'on puisse s'infliger à soi-même. Je suis dehors. Je marche la tête au ciel. Un ciel à mon image, sombre, mais très détendu..."

            Derrière la nuit, l'usine : un livre d'une grande justesse, sombre souvent, lumineux aussi, une superbe fresque de la condition ouvrière.  

Yves Dutier 
(16/09/24)    



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Lectures








La fosse aux ours

(Août 2024)
192 pages - 19 €












Robert Piccamiglio,
né à Annecy, de parents italiens, a commencé à travailler à 14 ans comme manœuvre dans le bâtiment pendant dix ans avant d’entrer à l’usine où il restera trente-trois ans. En parallèle, il a publié une cinquantaine de livres : poésie, récits, théâtre, chroniques, nouvelles, romans...