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Bernhard SCHLINK & Walter POPP


Brouillard sur Mannheim

Brouillard sur Mannheim, paru au siècle dernier (Série Noire, 1997), surprenait par son personnage atypique de détective, Gerhard Selb. Sa réédition bénéficie d’une préface instructive de Vincent Platini.

Lu à l’époque de sa traduction, que resterait-il de sa lecture aujourd’hui ? Assurément, la personnalité mémorable de l’enquêteur, Gerhard Selb. L’homme, l’air respectable, approche les soixante-dix ans avec beaucoup d’expérience. Le métier de détective n’était pas son activité professionnelle première. Auparavant, il exerçait la fonction, plus prestigieuse de procureur. Pourquoi cette reconversion ? L’une de ses clientes lui demande à brûle-pourpoint « Vous avez été procureur, monsieur Selb. Pourquoi avez-vous arrêté ? » Selb, après avoir allumé une cigarette et imposé un moment de silence répond posément « À la fin de la guerre, on n’a plus voulu de moi. » Effectivement, en 1945, il est retourné travailler dans la ferme de ses beaux-parents, puis dans le commerce du charbon avant de débuter sa carrière de détective privé. Ce qu’il confie ensuite, sans détours et avec une étonnante franchise, concerne son passé de procureur. « J’avais été un national-socialiste convaincu, membre actif du parti, un procureur impitoyable qui avait aussi demandé et obtenu la peine de mort à plusieurs reprises […] Je ne voyais en moi que le procureur national-socialiste que j’avais été et que je ne pouvais plus être. Ma foi avait disparu. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point on pouvait croire au national-socialisme. Vous, vous avez grandi avec des connaissances que nous n’avons reçues qu’au compte-gouttes, après 1945. » Cette franchise l’étonne lui-même. « Le pire était passé. Pourquoi n’avais-je pas raconté tout simplement à madame Buchendorff la version expurgée ? »

Le passé colle à la peau et pour Selb, la plaie reste béante. « J’avais prévu de vivre en paix avec mon passé. La culpabilité, l'expiation, l'enthousiasme et l'aveuglement, la fierté et la colère, la morale et la résignation – j'avais réussi à trouver entre tout cela un équilibre relevant du grand art. Le passé était devenu abstrait. À présent, la réalité m'avait rattrapé et menaçait cet équilibre. Bien sûr, je m'étais fait manipuler en tant que procureur, je l'ai su après la défaite. » 

Brouillard sur Mannheim, par la voix de Selb, narre cette manipulation en trois temps. Le premier commence pour Selb lorsque le directeur général de RCW, Korten, l’invite à un lunch. La région vit « sous l’œil de la Société rhénane de Chimie » dont l’essor donne un emploi à presque cent mille personnes. « Le vent et le rythme de production de la RCW déterminent si la région sent le chlore, le soufre ou l'ammoniaque, et à quel moment. » Korten est issu de la grande bourgeoise, et Selb, fils de cheminot, l’envie et l’admire pendant leurs années de lycée. Ils deviennent amis, puis beaux-frères lorsque Selb épouse Klara, la sœur de Korten. Les deux hommes se connaissent parfaitement et pourtant lors de leurs rencontres ils s’appellent par leur nom de famille. Korten explique à Selb que l’entreprise sort d’une crise de piratage informatique maintenant réglée. Une liste d’une centaine de suspects est établie. Il reste à trouver le ou les responsables. « Voilà ce que j’attends de toi. Enquêter, observer, suivre, poser les bonnes questions – comme d’habitude. » Korten préfère laisser son bras droit, Firner, lui donner les détails. Pour cela il est confié, pour être présenté, aux bons soins de la secrétaire de Firner, Madame Schlemihl, une très belle jeune femme. « Son regard me plaisait. Les femmes ne commencent à être belles qu’au moment où elles me regardent dans les yeux. Il y a dans cet échange une sorte de promesse, même si celle-ci n’est jamais tenue et n’est même pas prononcée. ». La drague chez Selb est datée et désuète. L’âge n’améliore pas son sexisme lourd. « Elle est passée devant, avec un beau mouvement de hanche et de derrière. Une bonne chose, ce retour de la mode des jupes serrées ».

L’informatique, même à son début, est un domaine que Selb ne maîtrise pas du tout. Détective à l’ancienne, il fouine, suspecte divers employés, provoque un suicide, mais comprend que RCW est en réseau avec une agence de surveillance pour vérifier les taux de pollution dans la région. Il débusque le responsable. L’homme, un certain Mixkey, profite de ses compétences et chahute le système informatique. Il a augmenté le salaire de cinquante secrétaires, fait une commande de cent mille macaques pour les laboratoires de recherche et autres petites supercheries. Surtout, il a fait fuiter des informations confidentielles de l’entreprise à la presse. En le filant, surprise, Selb découvre que la belle Madame Schlemihl est sa maîtresse. L’enquête terminée, Selb communique à Korten ses informations. « Un drôle d’oiseau et de plus un informaticien brillant. Si vous l’aviez eu dans votre centre de calcul, il n’y aurait pas eu de pannes. » Encore sous le charme de la belle Madame Schlemihl qu’il n’associe pas au piratage, il ajoute en faveur de Mixkey : « Je trouverais cela très bien si vous n’étiez pas trop sévère, trop dur… » Korten promet de ne pas casser de porcelaine, l’entreprise veut éviter d’ébruiter l’affaire plus que nécessaire et éviter toute intervention policière. Jalouse de ses secrets, elle y perdrait plus qu’elle n’y gagnerait.

L’enquête, classique, s’illustre de diverses réflexions et de détails sur la vie du détective. La narration rythmée nous berce d’une certaine nonchalance et suit un schéma traditionnel. Selb, amateur de musique classique et de femmes, boit, prend le temps de festoyer avec des amis ou profite, à l’occasion, de réceptions pour faire des rencontres, va au cinéma ou à la piscine. Il joue aussi de ses relations avec un haut responsable de la police. Au fil des pages se peaufine, malgré son passé, un personnage élégant, un peu barbon presque débonnaire qui profite de la vie. Selb lui-même reconnaît que « l’amitié c’est manier avec prudence les mensonges que l’autre se fait à lui-même. » Pour finir, il décide de s’accorder des vacances en Grèce. Les auteurs, tout en maintenant notre attention, nous ont gentiment endormis et concluent le récit de l’enquête au premier tiers du roman.

De retour de vacances, Selb, reposé et bronzé, vaque pratiquement en dilettante à quelques affaires. Il apprend, presque incidemment par Madame Schlemihl, la mort accidentelle de Mixkey. Mort suspecte car, un peu avant, elle a vu Mixkey se faire rosser par deux hommes. Selb intrigué découvre chez Mixkey un étonnant dossier concernant l’époque pendant laquelle il était procureur et relate la condamnation de chimistes juifs aux travaux forcés dans l’industrie allemande. Ce sont aussi les années obscures de RCW. Histoire de l’Allemagne et histoire personnelle, dès lors, se mêlent. L’apparent équilibre bonhomme de Selb se fragilise et le recours à l’alcool devient parfois le seul excipient. « Au bout d'un certain temps, les images de la salle d'audience où je faisais mes apparitions ont disparu, comme celles des exécutions auxquelles j'avais dû assister, les uniformes verts et gris et noirs et ma femme en tenue de la jeunesse hitlérienne. Je n'entendais plus le bruit des bottes dans les longs couloirs, plus de discours du Führer à la radio, plus de sirènes. John Wayne buvait du whisky, je buvais du Southern Comfort et lorsque Wayne est parti nettoyer le secteur, j'étais à ses côtés. »

Le premier tiers du livre tisse la tranquille mise en place, dans notre monde industrialisé visant la performance économique, du Brouillard sur Mannheim et les deux tiers suivants, la dissipation des nuées toxiques laissant apparaître un utile rappel de l’Histoire à méditer. Un plaisir de lecture écrit par des auteurs conscients et concernés par ce passé sulfureux aux ramifications multiples. Un livre sans rides et toujours d’actualité, une réédition finalement nécessaire !

Michel Martinelli 
(18/09/24)    



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Noir & polar







Série Noire Classique

(Juin 2024)
368 pages - 13,50 €


Traduction de l'allemand
par Martin Ziegler
révisée par
Olivier Mannoni

Préface de
Vincent Platini












Bernhard Schlink,
né en Allemagne en 1944, nouvelliste et romancier a notamment écrit Le liseur.


Bio-bibliographie sur
Wikipédia




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