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Leslie WOLFE


À cœurs ouverts


      « Cela fait un an et demi que je suis placardée au-dessus des autoroutes, cinq immenses panneaux visibles de très loin. On y voit un patient souriant, les cheveux blancs, sous perfusion, allongé sur un lit d'hôpital. Je suis à son chevet en blouse blanche éclatante, tout aussi radieuse, faisant sur ma poitrine un cœur avec les doigts. Le slogan en grandes lettres bleues proclame : "LE SOIN, ÇA VIENT DU CŒUR". Et en dessous : "Dr Anne Wiley, chirurgienne cardio-thoracique à l'hôpital Joseph Lister". »

      Anne Wiley, dite La dame de cœur, a été choisie pour ses qualités professionnelles. Son physique agréable illustrant cette publicité pour l’hôpital dans lequel elle exerce, est, aux dires de la directrice de l’établissement, un bonus. Elle a quarante et un ans et quatorze ans de pratique sans jamais perdre un patient. Cela fait des envieux, notamment le docteur Bolger réanimateur et misogyne de surcroît, mais aussi l’admiration de ses mentors qui lui ont appris le métier et surtout celle de son équipe sur laquelle Anne compte et se repose. Elle y met la manière : « Tous se comportaient déjà de façon parfaitement professionnelle : une équipe chirurgicale fonctionne bien mieux lorsqu’elle peut relâcher la pression. Si le silence règne au bloc, si personne ne parle, si l’on coupe la musique, c’est que les choses ont viré au désastre. » Et ce matin, ce sont les Beatles qui, choisis, seront en fond sonore de l’opération au grand dam du docteur Bolger.

      Ce jour-là, le patient, un certain Caleb Donaghy, âgé de cinquante-neuf ans, souffrant d’un anévrisme de l’aorte ascendante, est endormi sur la table d’opération. Anne Wiley ne l’a rencontré que deux fois. Une première fois en consultation adressé par son cardiologue puis la veille au soir de l’opération. L’homme se montra revêche, avec une barbe mal entretenue les cheveux grisonnants sous une casquette qu’il refusa obstinément d’enlever et garda les bras sur sa poitrine comme pour protéger son cœur. Tout le processus opératoire se déroule normalement, Anne remplace l’aorte, pratique consciencieusement et efficacement. Elle s’assure que les sutures permettent de relancer le cœur. Mais, le cœur ne bouge pas, aucun frémissement, rien. Anne entame la réanimation. En vain l’équipe s’anime.
« Allez ! Tu vas repartir, oui ?
J’ai soudain ressenti le besoin de voir le visage de mon patient, comme pour y déceler des réponses. D’un pas, je suis passée de l’autre côté du champ opératoire. Alors, je me suis figée, bouche bée sous mon masque, la main encore levée. Je crois même avoir laissé échapper une exclamation, sans doute étouffée par le ronflement de la climatisation, le ronronnement de la pompe, l’interminable cri du moniteur. »
Anne connaît l’homme et ne l’avait pas reconnu sous sa barbe à présent rasée et sa casquette masquant son front maintenant dégarni de son couvre-chef. Une marque de naissance couleur bordeaux courait « comme une éclaboussure de vin ». Après vingt minutes de réanimation, l’homme est déclaré mort. Impensable pour le docteur Bolger, en rage qui s’écrie :
« Vous abandonnez déjà ? Et pourquoi, mademoiselle ? Vous avez peur de vous casser un ongle ? »
Mais pour le docteur Anne Wiley, c’est une autre affaire.
« Déjà la réalité s’imposait à moi comme une masse. Qu’ai-je fait ? Je l’ai tué. »

      Caleb Donaghy n’est pas monsieur Tout-le-monde. Anne l’avait déjà vu, adolescente, en emmenant sa petite sœur Mélanie au parc. Celle-ci s’était figée en voyant Caleb Donaghy assis sur un banc et avait ressuscité en elle les ignominieux traitements que lui avait fait subir Caleb. Anne avait remarqué l’homme et surtout sa tâche sur le haut du crâne. Sans connaître son identité, elle était repartie en essayant de consoler Mélanie, sans comprendre d’abord cette terreur. Ce n’est que lorsque le cœur avait cessé de battre qu’Anne avait fait le rapprochement, entre l’homme du square et le nom de son patient, la troublant passablement surtout lorsque l’on a son cœur entre les mains et qu’afflue le retour d’un passé nauséabond.

      Commence un récit introspectif pour la chirurgienne. D’abord celui de l’opération. Elle a agi avec professionnalisme sous l’œil de caméras enregistrant ses faits et gestes. Elle revisionne tout le déroulement et se rassure de ses compétences. Elle se rend à la morgue pour examiner à nouveau son travail sur le patient, relit le dossier et ne trouve rien qui augurait l’arrêt anormal du cœur. Dédouanée par la procédure normale d’une revue de cas effectuée par un collège de "pairs" et par le médecin légiste n’ayant noté aucune anomalie dans l’intervention chirurgicale, une question lancinante la taraude : pourquoi ce cœur était-il déjà mort ? Ensuite, l’introspection concerne la vie du docteur Anne qui associe la perte de ce patient à un meurtre de sa part. Caleb Donaghy est responsable du décès de sa jeune sœur et des bribes de souvenirs se déversent et justifient pour elle la mort de Caleb Donaghy. Elle craint d’être arrêtée si l’on fait le lien entre elle et lui. Aussi, si elle regrette la perte d’un patient, elle se réjouit de la disparation d’un monstre et décide de ne pas révéler ce qui bouillonne au fond de sa conscience. Cependant, une certaine Paula Fuselier, avocate au bureau du procureur d’État, une des meilleurs, qui bat des records de condamnations, décide d’enquêter sur cette mort pourtant anodine. « Elle voulait consacrer sa vie à une cause qui ait du sens : la justice pour tous. Pour les défavorisés, pour ceux qui ne trouvaient que rarement une voix pour les défendre. Elle voulait que cette voix fût la sienne. » La rencontre des deux femmes prend des allures de duel. Comment cette avocate a-t-elle eu connaissance du décès de Caleb Donaghy qui gît toujours à la morgue, personne ne réclamant le cadavre ? Une deuxième question s’ajoutant à la précédente et une avocate pugnace à ses basques, Anne Wiley entreprend sa propre enquête.

      Les réponses contradictoires s’agrègent au fil du récit dont la narration est portée d’une part par Anne Wiley, ce qui permet à l’autrice de sonder intimement la personnalité de la chirurgienne et ses doutes. Une autre voix, neutre, relate le comportement et l’activité de l’avocate entre autres, mais également de personnages secondaires en toute concision, sans nous perdre en détails inutiles. L’intrigue nous balance entre deux séductrices talentueuses. L’une plus ou moins sincère avec ses airs faussement naïfs est très déterminée, l’autre ambitieuse mais submergée par des sentiments chamboulant ses plans. Un personnage d’abord en filigrane s’intercale, se révélant de plus en plus capital en la personne de Derrek Bourke, le mari d’Anne et l’amant de Paula. Ce beau et talentueux avocat, qui brigue la gouvernance de la mairie de Chicago, en tête aussi dans les sondages grâce à l’argent de sa belle-famille finançant sa campagne et joue au chevalier, voit son panache se ternir au fil de l’enquête. Alors, guerre entre une maîtresse et une épouse ? Le schéma de l’intrigue serait trop simple et Leslie Wolfe nous embarque tambour battant sur des chemins plus tortueux et achève son récit par une réflexion étonnante de la gentille épouse, Anne Wiley, prête à relancer une nouvelle histoire. Mais est-ce une révélation pour une spécialiste du cœur ?

Michel Martinelli 
(19/08/24)    



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Noir & polar







Leslie WOLFE, À cœurs ouverts
Gallimard Série Noire

(Avril 2024)
304 pages - 20 €

Version numérique
12,99 €


Traduit de l'anglais
(États-Unis) par
Manon Malais










Leslie Wolfe,
née en 1967, est l’autrice d’une trentaine de livres traduits en plusieurs langues. À cœurs ouverts ("The Surgeon", 2023)
est son premier roman traduit en français.




Pour visiter son site :
lesliewolfe.com