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Milena AGUS et Luciana CASTELLINA


Prends garde



Après trois jours d’affrontements avec les forces de l’ordre, dans l'immédiat après-guerre en mars 1946, sur la place de la Mairie d'Andria où tous sont rassemblés, un coup de feu s’échappe du Palais des Porro, riches propriétaires terriens des Pouilles. Le peuple espérait qu'à la chute de Mussolini la Libération leur apporterait plus de justice mais toutes les tentatives de réforme et de négociation se heurtant à la résistance obstinée des propriétaires, dans les campagnes les journaliers peinent plus que jamais à trouver du travail et à obtenir un salaire décent. Alors les espoirs déçus, le chômage, la faim allument la mèche de la révolte. Quand, sur la place de la mairie, les anciens combattants, les rescapés des camps et les réfugiés, rassemblés pour le meeting de Giuseppe Di Vittorio cet ancien journalier devenu secrétaire de la Confédération Générale Italienne du Travail (CGIL)  entendent les tirs, ils les interprètent comme  une provocation destinée à les effrayer. Il n'en faut pas plus pour que la foule se dirige comme un seul homme vers les portes du Palais dont tous les éléments masculins de la famille Porro ont fui laissant les quatre sœurs  Luisa, Vincenza, Stefania et Carolina en gardiennes des lieux. Les femmes paieront pour les leurs. Elles seront insultées, bousculées, certaines lynchées et seules deux en survivront.
Cet épisode directement tiré de l'histoire bouillonnante de l'Italie d'après-guerre emprunte dans ce livre deux voies : celle du documentaire avec Luciana Castellina,  grande figure du parti communiste italien, ancienne  parlementaire, journaliste et historienne, et, d’autrepart, celle de la fiction avec Milena Agus, connue chez nous pour son roman à succès Mal de pierres.
Deux textes nourris du même épisode illustrant la guerre civile des Pouilles mais vu dans sa globalité sous le prisme économique, historique et économique du pays et de la région pour l'universitaire, et envisagé au contraire par la romancière sous le focus restreint des victimes par le récit imaginaire d'une amie proche livrant aux lecteurs les clefs de la vie et l'intimité des quatre sœurs Porro.

Luciana Castellina, à partir d'archives ou de d'extraits de presse, replace l'événement dans son contexte de confusion politique où se succédèrent sur l'espace de cinq ans : l'engagement de l’Italie mussolinienne auprès des Allemands, puis la défaite avec le débarquement en Sicile des Américains, la chute du Duce et l'armistice signé avec les Alliés le 9 septembre 43, l’avènement du roi Victor-Emmanuel III avec le maréchal Badoglio comme chef du gouvernement qui la même année quittent précipitamment Rome pour se réfugier à Brindisi dans les Pouilles libérées, le référendum de 46 sur les institutions... De fait le gouvernement italien peine à exister et les notables fascistes, pour beaucoup, y sont toujours en place.
Avec cette situation sociale locale, aggravée par la guerre puis l'afflux de réfugiés, le sentiment d'abandon et la misère, Luciana Castellina replace le meurtre des sœurs Poro au cœur d'une fureur collective de plusieurs mois nourrie de nombreuses manifestations et de répression tout aussi violente faisant des morts dans les deux camps.
On réclame du travail, du pain, des droits, on pense Révolution, celle de 1789, celle de 1917. Les anciens combattants démobilisés, les étudiants sans université, les ouvriers agricoles condamnés à crever littéralement de faim commencent à s'unir pour réclamer une amélioration du système d'embauche, avec plus de justice et un salaire leur permettant de nourrir leur famille. Les idéaux égalitaires se propagent.  Des insurrections populaires se multiplient.
La puissante église catholique et le gouvernement américain qui ne veulent surtout pas des communistes au pouvoir, jettent régulièrement de l'huile sur le feu en diabolisant les partis de gauche qui essaient d'éduquer le peuple et d'encadrer la révolte.
En rappelant avec objectivité et précision ces contours politico-historiques du tragique épisode, l'historienne  parvient à rendre à l'événement traité sa nature socio-politique et son sens.
« La situation dans les Pouilles était restée telle qu'elle était au début du XXème : une agriculture capitaliste, avec de grandes agglomérations regroupant le prolétariat agricole, et des relations moyenâgeuses, sur le plan social et culturel. »
« L'école était un privilège, et seuls les socialistes avaient voulu que leurs enfants ne soient pas analphabètes. Mais après l'école, eux aussi allaient cueillir la chicorée et le fenouil, dénicher des grenouilles et des escargots qu'ils vendaient pour améliorer l'ordinaire. Les plus petits allaient aussi glaner dans les champs avec les femmes, mais seulement là où les meules avaient été emportées par les charrettes ; et, dans les éteules, les brebis avaient la priorité. C'était toujours mieux que cinquante ans auparavant, quand les journaliers qui allaient vendanger se voyaient affubler d'une muselière pour les empêcher de manger le raisin. »
« C’est la faim qui se transforme en violence et qui réclame vengeance. Et elle la réclame aux sœurs Porro, parce qu’elles appartiennent à la classe sociale des exploiteurs. Elles sont coupables pour des raisons historiques. Pour des raisons de classe. »
Les sœurs Porro ont payé pour des décennies d'exploitation et d'injustice, pour cette faim à laquelle les ouvriers agricoles de cette Italie du Sud aux riches propriétaires semblaient condamnés à perpétuité, contre laquelle ils se sont rebellés avec violence, qui ce jour-là les rendit tous fous, aveuglés par la haine et avides de sang.
Cent trente personnes, en majorité́ des journaliers, seront arrêtées dans les jours qui suivent mais le procès ne débutera qu'en juin 48. Il durera huit ans tant les responsabilités des uns et des autres seront difficiles à établir.

S'emparant du même drame, la romancière Milena Agus s’intéresse à l'intimité des victimes sacrificielles, ces quatre sœurs Porro tout droit sorties du XIXe siècle qui  malgré l'aisance de leur famille vivent isolées du monde, sans luxe, écrasées sous la férule des traditions, de la pudibonderie et de la religion, occupées par le crochet et la broderie. « Une existence couleur gris souris » où elles n'existent que comme famille et femmes, célibataires et vieillissantes pour trois d'entre elles.
« D’aimables demoiselles se consacrant à leurs bonnes œuvres. Mais le monde venait de vivre la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale, et dans cette atmosphère de guerre civile, la philanthropie, la compassion, la générosité et la bienveillance ne suffisaient pas. »
« Elles n’essayaient même pas d’être plus heureuses. Elles affirmaient que cette existence immuable leur convenait tout à fait. C’étaient des femmes quelconques, sans aspirations. Le fait est que, tout en vivant comme des femmes ordinaires, loin de tout faste, et bien qu’elles n’eussent jamais pris part à la vie de la bonne société sauf pour les noces ou les funérailles des membres de leur famille, elles ne l’étaient pas, des femmes ordinaires. Elles étaient les demoiselles Porro del Quadrone. »
Alors que les puissants de la région ont fui à Naples ou Rome, les sœurs sont restées à Andria, moins par courage que par inconscience : cloîtrées dans leur château aux fenêtres et rideaux fermés, se consumant en prières et déléguant à l'église la distribution de leurs oboles aux pauvres, elles n’ont aucune idée de la misère et de la violence latente qui se trouvent à leur porte.
La messe est leur unique sortie hebdomadaire et seules une enfant de paysan qui leur sert de domestique et une amie de leur milieu choisie par l'auteur comme narratrice, ont le droit de franchir leur seuil.
Cette amie créée de toutes pièces est, par sa nature même, une belle trouvaille littéraire. Appartenant à la même classe sociale, la femme possède les codes nécessaires  à l'analyse du clan féminin des Porro et de son fonctionnement, en est assez proche pour nous faire pénétrer, avec attendrissement ou agacement, jusqu'à leur intimité.
Dotée par ailleurs par l'auteur d'une personnalité forte, moderne et exaltée, éprise de liberté et sensible à la notion de justice (et à la personne de Giuseppe Di Vittorio en particulier), elle ne juge ni ne condamne personne, mais, ouverte à ce qui l’entoure,  la jeune femme semble prendre progressivement conscience de l'évolution en marche, s’intéresse au peuple, devine les rapports de forces en place et fait comme une charnière entre les deux mondes.
Sa partition apporte des notes d'intimité et de sensibilité à l'ensemble et établit au second plan un parallèle entre la domination des propriétaires sur leur main-d’œuvre et celle des hommes sur les femmes dans cette société seigneuriale encore marquée par le féodalisme.
« À moi, la tragédie singulière des sœurs Porro ; à Luciana, le chœur de la multitude qui passe sur la terre, sur sa terre, sans laisser de trace. »
« Seul le roman peut rétablir ce que l'Histoire ne transmet pas au travers des documents et révéler, par le biais de l'imaginaire et de la sympathie, cette part d'Histoire qui s'est perdue. »

Prends garde est un objet éditorial original, un livre à double facette sur un même objet avec deux textes publiés tête-bêche sous une couverture identique que seule la couleur (rouge ou grise) différencie.
Mais celui-ci n'est pas conçu comme un pur exercice de forme ou de style, plutôt comme une approche croisée pour arracher à l'oubli un événement significatif d'une tranche d'Histoire trop longtemps laissée dans l'ombre. Entre la fidélité et la rigueur historique de Luciana Castellina qui se place du côté des agresseurs et le pouvoir de l'imagination à l’œuvre avec Milena Agus venue fouiller l'intimité des victimes, les résonances semblent s'établir presque naturellement, ouvrant une perspective nouvelle à chacun des textes et laissant envisager une vraie complicité entre les deux auteurs pour dire sans frontière la violence de l’oppression imposée aux journaliers comme aux femmes cloîtrées autant que pour décrypter une période historique chaotique et dramatique.  

Le pari imaginé par l'éditrice italienne était audacieux mais, est-ce par la force du sujet (une passionnante découverte pour moi) ou l'indéniable qualité des deux femmes choisies pour l'écrire ou grâce à la conjugaison de ces deux paramètres, ce livre fort et surprenant qui a reçu le prix Méditerranée étranger est une vraie réussite. Une découverte à ne pas laisser passer.

Dominique Baillon-Lalande 
(12/06/15)    



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Lectures











Liana Levi

(Janvier 2015)
Livre recto-verso
176 pages - 17 €


Le roman
traduit de l’italien par
Marianne Faurobert

L’histoire
traduit de l’italien par
Marguerite Pozzoli








Milena Agus
et
Luciana Castellina