Elle regarde passer les gens
Un texte découpé par période, du « nouveau siècle » (1900…) à « la chute du mur de Berlin » en douze chapitres, traversé par de mythiques figures de femmes qui jamais ne sont nommées. Certaines sont immédiatement identifiables (Camille Claudel, Marilyn, Lady Di), d'autres beaucoup plus tard car l'auteur, entretenant une confusion volontaire qui force l'attention et la curiosité du lecteur, file son texte en toute liberté, refusant toute construction figée et tout signe typographique ou indication qui signaleraient le nouveau mouvement et le changement de cavalière. Treize femmes illustres, de Camille Claudel pour ouvrir le bal à Lady Die pour le refermer, artistes ou femmes intimement liées au pouvoir (dont je tairai le nom pour ne pas vous priver du jeu d'enquête que cette étrange démarche finit par instaurer), se trouvent ainsi réunies dans un « Elle » unique et anonyme.
Et, comme cela se fait traditionnellement dans le motif de la « ronde », on glisse d'un personnage à l'autre, Anne-James Chaton ose des chevauchements audacieux ou imagine quelques correspondances impromptues à travers les époques pour faire de chaque tableau l'élément d'une fresque universelle. Mais, la comparaison s'arrête là car, bien évidemment la distance spatiale et temporelle entre ses héroïnes ne permet ici aucun croisement, dialogue ou rencontre entre ces grandes dames.
Positionné entre biographie et fiction, l'auteur ne cherche pas à être exhaustif mais réinvente pour nous le quotidien de chacune avec ses gestes et habitudes, à travers des événements intimes et anodins, dans leurs rapports singuliers à l'argent, l'amour, le pouvoir ou la création. Dans le même temps il laisse paraître leurs ressentis, leurs colères parfois ou leurs fuites. En cela il inscrit ces icônes, qui ont toutes bénéficié de l'attention des journaux ou médias et un jour ou l'autre fait scandale par leur goût de la liberté et leur détermination à choisir leur vie et à être elles-mêmes, dans une grande fresque chronologique qui donne à voir l'évolution des conditions de vie des femmes dans la société d'une époque à l'autre.
Mais le projet d’A.-J. Chaton ne s'arrête pas là. Dans ces portraits, il introduit aussi la « grande Histoire » avec ses guerres, l'affrontement des deux géants, la conquête spatiale et les mutations technologiques, les dérives idéologiques et politiques, amenant parfois le « décor » à supplanter ces femmes emblématiques comme cette réalité collective a pu peser sur leur présent et leur existence.
L'écriture est simultanément tendue, fluide et musicale.
Et si le lecteur peut être a priori déstabilisé par ce « Elle » repris en leitmotiv au début de chaque phrase, par cet enchaînement rapide de phrases courtes, il se laisse peu à peu embarquer par ce texte inventif, se prend au jeu de l'identification des héroïnes célèbres et s'abandonne finalement avec un étrange plaisir au rythme effréné qui lui est imposé au risque permanent de s'essouffler et de lâcher prise.
J'ai apprécié que tout dans ce texte à contraintes soit mouvement et affranchissement des codes ordinaires à l'image de ces femmes sans concessions qui avec détermination ont, chacune à leur façon, choisi la liberté.
Un récit qui résiste au premier abord mais mérite qu'on s'y accroche car la lecture en devient alors une aventure rare et passionnante.
À découvrir.
Dominique Baillon-Lalande
(26/03/16)