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Emma Picard s'est installée entre Sidi Bel Abbes et Mascara, dans le Sud Oranais, à la fin des années 1860. Ce que cette veuve voulait avant tout c'était offrir un avenir décent à ses quatre fils : Charles, Léon, joseph et Eugène. Confiante dans le discours du fonctionnaire qui lui avait présenté l'Algérie comme « un pays de cocagne où les pauvres devenaient aussi riches que les riches, pour peu qu'ils ne rechignent pas à courber l'échine dans la pierraille et le marécage », elle a accepté la proposition du gouvernement lui offrant une ferme et vingt hectares de terres agricoles en Algérie pour contribuer au peuplement de la colonie récalcitrante. Dès son arrivé, le courageux et fidèle Mekika, venu autrefois des montagnes proches pour aider les anciens propriétaires, s'est mis à son service contre un repas et l'autorisation de dormir dans la grange. Un serviteur docile et attentionné, auquel les enfants se sont attachés et qui, jusqu'à la fin, l'aura aidée, soutenue et conseillée. Presque un ami... « Les gens avait beau dire qu'un Arabe n'avait pas à s’asseoir à la table de ses maîtres, que ma façon de faire me vaudrait un jour ou l'autre les pires ennuis, j'ai toujours considéré qu'un homme qui travaille dur dans mes champs, soigne mes bêtes et entretient mes outils, a droit de manger à ma table ce que je mange, qu'il soit breton ou arabe, et je n'ai jamais changé d'avis. » C'est le temps d’une nuit, face au corps de son dernier fils allongé dans l'ombre entre la vie et la mort, qu’Emma Picard, épuisée, déroule le fil de sa narration en un monologue incantatoire, comme un interminable cri de douleur et d'amertume que seules les apostrophes qu'elle adresse au mourant viennent interrompre. Et ce compte rendu au jour le jour de l'histoire tragique de ces colons sacrifiés aux politiques de peuplement des campagnes, fait dans l'espoir que leur destin tragique ne soit pas totalement oublié, se transforme au fil des mots en un psaume offert à son dernier enfant pour l'aider à survivre. « Il y a une dizaine d’années, explique l'auteur dans le journal Le Monde, je me suis demandé pourquoi la littérature française avait tellement ignoré cette histoire. J’ai eu envie de mettre en pleine lumière ce qui avait été tenu si longtemps dans les obscurités de l’histoire de France. J’avais lu un récit de voyage de Maupassant, "Au soleil", où il rencontre une dame qui pleure au bord du chemin. Elle avait tout perdu en Algérie, ses quatre fils, son argent, tout. Et voilà, c’était mon Emma Picard, je vais inventer sa vie, sa vie de souffrance avant tout, même s’il y eut des moments de bonheur. » Le roman, extrêmement bien documenté, réussit à nous plonger dans l'atmosphère de l'Algérie de la colonisation à la fin du 19e siècle, période effectivement moins traitée par les écrivains que la guerre d’Algérie et la décolonisation. Mathieu Belezi nous immerge dans la terrible réalité des conditions de vie des campagnes improductives, de celle des colons pauvres qui ont cru trouver là un Eldorado mais également des autochtones qui habitent les gourbis dans les montagnes proches et vivent dans la même misère. L'originalité de ce récit intense et poignant, sans chapitre ni paragraphe, tient à l'absence partielle de ponctuation entre les phrases qui transforme la parole en un flot qui submerge le lecteur comme ces personnages ballottés par les événements. Une façon d'habiter l'accablement d'Emma de façon prégnante et efficace. C'est une tragédie profondément humaine, passionnante et bouleversante, que nous livre ici Mathieu Belezi, portée par un personnage éblouissant à la langue incandescente pétrie au désespoir et à la colère. Un regard instructif à juxtaposer aux deux précédents romans de l'auteur sur l'Algérie, C'était notre terre et Les vieux fous, pour obtenir une image sensible et passionnante de l'aventure coloniale vécue par les colons sur ce territoire. Dominique Baillon-Lalande (01/07/15) |
Sommaire Lectures Flammarion (Janvier 2015) 256 pages - 18 €
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