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Aurélien BELLANGER

L'aménagement du territoire


Le roman raconte l'histoire d'Argel, un petit village imaginaire de Mayenne avec ses fermes, son château délabré au bord d'une rivière, à l'heure du projet de construction d'une ligne TGV reliant Paris à Rennes.
La Mayenne, ce département discret et oublié avec Laval comme ville centre (la cent-vingtième ville du pays « au nom réversible fait pour coulisser autour de son fleuve comme la barre d'un verrou »)  auraitpourtant été à l'époque médiévale, affirment certains, l'un des verrous entre le royaume de Bretagne et celui des Francs, "marche" où serait enterré le fameux Roland de la Chanson.
Un territoire et un sujet que connaît bien l'auteur : « C’est là que je suis né, précise Aurélien Bellanger. J’y ai vécu seulement un an, mais j’y suis retourné en vacances, chez mes grands-parents. La ferme où vit toujours mon grand-père est aujourd’hui coupée en deux par une ligne à grande vitesse. »
Jacques Foccart, proche conseiller de De Gaulle et architecte de la Françafrique,  « l’homme le plus puissant et le plus secret de la Ve République » et de cette France qui fit du TGV l'un des fleurons de la technologie française, en était également originaire. On le retrouvera dans le roman.

Si la construction de la ligne sert ici de prétexte à une réflexion sur l'aménagement du territoire et la répartition des espaces entre habitants, le projet et les travaux qui s'ensuivent vont réveiller les fantasmes historiques des historiens locaux portés par l’orgueil local  (avec l'espoir qu'enfin les fouilles historiques entreprises systématiquement lors des grands travaux de ce genre viennent affirmer nationalement les liens entre Roland et Argel et confirmer le rôle historique majeur de la région), scinder la population en deux clans et réveiller les passions en sommeil entre les notables et hobereaux locaux confrontés à de nouveaux enjeux économiques et territoriaux. 

Aux premières loges s'affrontent  la famille d’Ardoigne et celle de Taulpin.
Les premiers sont les propriétaires du château, des nobles (une des plus anciennes familles de France qui « avait fidèlement rempli sa mission militaire en verrouillant la portion de la frontière ouest de l'empire dont elle avait la garde »), ruinés depuis plusieurs générations. Le marquis, homme d'honneur, se disant lui-même "inutile", mélomane sans musique depuis la mort de son épouse fauchée devant chez eux par une Mercedes roulant à grande vitesse,  vit dans une tristesse et un isolement maladifs, versant dans l'occultisme et l'écriture ésotérique. Leur fille Isabelle, encore enfant lors de l'accident, sera à ce point traumatisée par les conséquences de cette disparition qu'une fois adulte elle s'engagera avec ferveur dans une association  militant pour la sécurité routière. Une façon d'exorciser son chagrin et de régler ses comptes en donnant libre cours à sa haine de l'automobile. Un chemin qui, grâce à la politisation et à l'élargissement de son combat, la mènera jusqu'à la Mairie d'Argel. L'élue est donc un défenseur naturel,  obstiné et convaincu, du projet TGV, avec le soutien affectif du marquis, même si le tracé de la voie risque fort de passer sous les fenêtres du château familial et de précipiter sa destruction totale et définitive.

André Taulpin est un riche bourgeois positionné aux antipodes du marquis : c'est un des industriels les plus puissants du pays dont le père, au retour de la grande guerre, avait avec intuition abandonné les travaux de la terre pour l'exploitation des carrières de chaux. Taulpin, marié à une fille Piau dont il a eu deux garçons et une fille, profitera lui de la reconstruction d'après-guerre pour faire fortune dans le béton. Inspiré assez ouvertement de Martin Bouygues et surnommé par tous le "bétonneur de la France" Taulpin est un homme d'affaires sans scrupules, proche des cercles politiques et des gouvernements successifs, qui a construit et entretient la quasi totalité des autoroutes françaises.
Le temps venu, il a confié la gestion de la filière autoroutière et la filière BTP à ses fils (soit l'essentiel de son empire), abandonnant à sa  fille Dominique, qu'il méprise et considère comme une stupide gauchiste,  le secteur secondaire qu'il  considère sans avenir de la construction des voies ferrées.
Depuis toujours Taulpin jalouse et porte une haine indestructible aux aristocrates du château d'en face qui ne sont rien, n'ont plus rien et se croient tout. Le magnat vieillissant qui reste à l’affût et conserve intacts ses rêves de toute-puissance, est farouchement opposé à la ligne à grande vitesse.
Quant à la fille intelligente et efficace en affaires qui a relancé le secteur avec un certain succès, elle sera, par évidence professionnelle et par opposition à son père, bien évidemment aux côtés de son amie Isabelle D'Ardoigne pour militer en faveur de la construction de la ligne Paris-Rennes.

Dans cette lutte sans merci ourlée de complots et de folie, Roland Peltier, préfet à la retraite, dont la demeure se trouve dans ce carré de terre assez restreint pour que chacun puisse derrière les arbres apercevoir de chez lui une fenêtre ou le toit de la demeure des autres, fera le troisième larron. L'homme, secrétaire particulier de Jacques Foccart à la grande époque, s'il a approché le pouvoir et les puissants, a toujours conservé la tête froide. Son sérieux, sa modernité, sa loyauté l'ont fait apprécier de tous et il a fallu une sérieuse attaque cardiaque pour qu'il abandonne la partie et se retire du monde dans son département d'origine. Les événements vont le rejoindre dans son vieux moulin alors qu'il n’aspire plus qu’à se livrer tranquillement à son loisir préféré : la pêche. C'est par ailleurs un ennemi personnel de Taulpin qu'il tient pour responsable, en partie, de l'échec d'un projet qui lui tenait à cœur lors de sa carrière.
Quand, à cette période agitée où il se contente dans un premier temps de regarder en spectateur les camps se constituer, il reçoit un mystérieux courrier lui annonçant son intégration dans une société secrète inspirée par La Chanson de Roland où il devra succéder à celui qui par cette lettre en fait son héritier, il reste tout d'abord perplexe et dubitatif. Puis, le haut fonctionnaire, curieux et amusé, creuse le sujet pour en éclaircir quelques points qui pourraient l'amener à envisager des connexions  avec le mythique (et hypothétique) passé de la commune, la famille d'Ardoigne et son ennemi Taulpin...

À quelques kilomètres de là réside la famille Piau, issue d'une lignée d'agriculteurs modernes et bourgeois sans histoires (céréaliers ou éleveurs selon la branche) dont le grand-père et le père, furent successivement, en leur temps, maire de la commune. Bien que liée aux Taulpin pour le négoce durant la guerre et à l'ingénieur ensuite par son mariage avec une des filles, les deux familles se fréquentent peu ou pas. 
Les Piau n'interviennent dans le déroulement de l'histoire que par l'intermédiaire de deux "jeunes": Pierre, le fils aîné qui a fui dès que possible l'exploitation agricole pour suivre des études d'histoire au loin sans jamais les achever et qui ces dix dernières années a végété sans gloire, coupé des siens. Solitaire et amer, transformant sa passion pour l'histoire en nationalisme militant, il a fini par se radicaliser auprès de l'extrême-droite et décidé de revenir en Mayenne sur les traces de Roland dans l'attente d'un « événement qui relancerait l'histoire ancienne ».
Sébastien, son jeune cousin, « né en 1975, qui préférait la musique au blé, le cannabis aux études, la gauche à la droite, la vie aventureuse au commerce » et qui s'est lancé dans l'organisation de festivals locaux et de rassemblements festifs avec un certain succès, vient quant à lui de s'engager auprès des  écologistes radicalisés à Notre-Dame-des-Landes lorsque débute cette histoire.  

Autour de ces pôles antagonistes gravitent quelques éléments extérieurs comme Clément, l’archéologue chargé des fouilles sur le chantier du TGV, victime d'un curieux accident et pris sous son aile par le vieux marquis, qui fera alors la plus grande découverte de sa carrière ; Foccart, seul personnage réel du livre doté d'une présence virtuelle et romanesque prépondérante ; Caroline, ancienne femme de ménage obèse à laquelle Pierre attribue des vertus surnaturelles....

Les quelque deux cents premières pages du roman juxtaposent les scènes d'exposition, dessinant les contours, le décor, le contexte et les personnages qui naviguent dans le cercle ainsi défini.
Pour ce faire, l’écrivain, adepte du détail et de la précision, intègre dès que l'occasion s'en présente de minutieuses descriptions techniques  (silos à grains, inventaire chiffré des éléments qui composent un TGV, évocation à base d’équations du réacteur naturel d’Oklo…) sous forme de notices encyclopédiques, de références géographiques, historiques, scientifiques ou techniques à la Houellebecq, c'est-à-dire neutres et froides mais rigoureusement documentées. Vous apprendrez tout ici sur l'impact des sous-sols sur la fabrication du ballast et la construction des voies...
Une manière d'intégrer dans le récit des données historiques, scientifiques, techniques, administratives et économiques, comme le ferait un médecin légiste pour une autopsie appliquée au territoire à travers une étude de l’accélération des moyens de communication, pour transformer la saga familiale et l'affrontement local des pro ou anti TGV en épopée économico-technologique de la France depuis l’après-guerre.
Ensuite, quand tout est en place, le scénario se précise, le rythme s'accélère, des actions tout d'abord isolées et désordonnées émergent, s’entremêlent parfois, occupent l'espace et s'ancrent dans le déroulé des événements, pour converger ensuite, créant tension et mouvement, vers le dénouement.
Un vrai suspense s'installe alors jusqu'au dernier chapitre, digne d'un roman policier, qui m'a menée dès lors (pardon à l'auteur) à tourner un peu vite les pages (surtout celles du long délire ésotérique de plus en plus présent, un peu trop à mon goût personnel),  pour découvrir non quels seraient ceux qui triompheraient dans cette aventure mais comment ils y parviendraient. Plus encore, la vraie question qui se posait à moi était la manière dont l'auteur parviendrait à conclure un tel délire.

Est-ce un clin d'œil ou manière de faire défiler les 500 pages sans ennui, je ne sais pas mais il est remarquable que ce roman placé sous le signe de la vitesse (de par le TGV, la lutte pour la sécurité routière, les autoroutes...) illustre cette exigence qui caractérise notre époque aussi bien dans la construction de son récit (chapitres courts et succession rapide des événements et des personnages) que dans le tempo même de son récit.

L'Aménagement du territoire est un roman protéiforme et monstrueux qui dans un même texte enchevêtre le récit de l'aménagement du  territoire française et de ses moyens de transport, l'histoire du département de la Mayenne, la construction d'un empire par un seigneur du BTP,  l'histoire ancienne des marches de Bretagne..., amenant dans leurs sillons : le gouvernement gaulliste et la Françafrique, la transformation de l'agriculture, les mutations économiques d'après-guerre, la structuration des mouvements écologistes, l’émergence du Front National,  la crise, l'existence d'une société secrète druidique...
Ici, l'archéologie et l'occultisme côtoient la technologie et la modernité, la généalogie familiale sert de cadre à l'expression des lubies les plus étranges, aux haines les plus tenaces et au jeu des vanités humaines, la politique croise le fantastique.
Et il faut à l'auteur une maîtrise sûre de la technique narrative pour ne pas se laisser piéger par cet éparpillement mais parvenir à rassembler les pièces pour les imbriquer ensuite dans le récit avec la perfection d’une démonstration mathématique juste à l'endroit qui convient pour que chaque incursion trouve sa fonction et concoure ainsi à la cohérence de l'ensemble.

Tout ici est extrême, jusqu'à parfois la caricature, même et surtout les personnages qui se retrouvent embarqués non seulement dans une aventure improbable mais dans un monde englouti par la folie à bord d'une machine déréglée lancée à grande vitesse.
Les personnages sont ici non individualisés mais traités comme des prototypes produits de notre époque : grand industriel, directeur de cabinet ministériel, aristocrate sur le déclin, activiste écologiste ou d’extrême-droite, agriculteurs retraités en zone pavillonnaire, militants pour la défense des victimes de la route....
Loin de toute analyse psychologique, ils se trouvent définis et mis en mouvement par des idéologies ou passions qui les déterminent, sans jugement mais sans empathie. 
Personnages fictifs ou personnalités connues, sortis de l'histoire officielle ou locale aussi bien que marionnettes au service des complots ourdis par l'hypothétique société secrète, tous sont observés comme des souris de laboratoire, à distance, avec froideur et curiosité.

Ce "pavé" épique, dense mais aussi glacial que délirant, sans personnage vraiment incarné, sans une once d'humanité et de chaleur, s'appuyant assez fortement sur une logique de société secrète druidique et de complot, avait tout, a priori, pour me faire abandonner sa lecture dès le premier et long tiers. C'était sans compter sur l'intelligence et le rythme infernal de ce texte délirant. Intriguée par la tournure que prenait l'histoire, séduite par l'humour provocateur et dévastateur de l'auteur (des ronds-points, il écrit ainsi : « qu’ils ont pour but de réguler la circulation, contre la pédagogie rigoureuse et inégalitaire de la priorité à droite, avec l’indifférence et l’équanimité des vidanges d’évier »), touchée par le désespoir et la colère qui pointent sous les fanfaronnades des personnages, fascinée par l'audace de l'entreprise, je n'ai pas décroché avant la dernière  ligne. 
Et si je ne sais pas vraiment quoi penser de ce roman atypique et surprenant, politiquement et idéologiquement ambigu, qui flirte avec le roman d'aventures, pour  glisser vers le roman balzacien puis vers le roman ésotérique ou historico-fantastique à la manière du Da Vinci code, je sors de cette lecture convaincue qu'il y a là un vrai écrivain et que cette découverte en vaut la peine.
Faites l'essai. 

Pour ce roman Aurélien Bellanger a reçu le prix du Zorba qui couronne chaque année "un livre excessif, hypnotique et excitant, pareil à une nuit sans dormir" et le prix de Flore.

Dominique Baillon-Lalande 
(16/02/15)    



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Gallimard

(Septembre 2014)
480 pages - 22 €










Aurélien Bellanger,
né à Laval en 1980,
a publié un essai, Houellebecq écrivain romantique, aux éditions Léo Scheer en 2010 et un premier roman, La Théorie de l'information, aux éditions Gallimard en 2012.