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Miguel BONNEFOY

Le voyage d'Octavio


Octavio, paysan analphabète vénézuélien, vit une existence simple, solitaire et au jour le jour dans le bidonville de La Guaira à Saint-Paul de Limon, près de Caracas.
« Personne n’apprend à dire qu’il ne sait ni lire ni écrire. Cela ne s’apprend pas. Cela se tient dans une profondeur qui n’a pas de structure, pas de jour. C’est une religion qui n’exige pas d’aveu.
Cependant, Don Octavio avait toujours gardé ce secret, creusé dans son poing, feignant une invalidité qui lui épargnait la honte. Il n’échangeait avec les êtres que des mots simples, taillés par l’usage et la nécessité. [...] Il évitait toute dispute, toute violence, puisqu’il ignorait ses droits et ne pouvait les défendre. Il réfléchissait d’une manière télégraphique, en supprimant les prépositions. Devant les autres, il ne se taisait que pour sentir le silence le protéger à la façon d’une carapace
. »
Il vit intensément au cœur de la nature mais des autres hommes et du passé de son pays, il ignore tout.  
Confronté à cause de ce handicap à une histoire improbable d'ordonnance médicale inscrite par le médecin appelé à son chevet à même le bois de la table avec un bout de charbon, l'homme va faire à la pharmacie du village la rencontre avec une ancienne actrice, célibataire et singulière, nommée « Venezuela »par son père dans un excès de patriotisme, qui à plusieurs titres fera basculer sa vie.
En lui apprenant patiemment à apprivoiser les mots, la lecture et l'écriture tout d'abord.
« Quand il parvint à lire une phrase entière sans hésiter, et qu’il ressentit l’émotion brutale de la comprendre, il fut envahi par le désir violent de renommer le monde depuis ses débuts. »
En l'initiant aux plaisirs charnels, ensuite.

Puis Octavio se trouve enrôlé par une confrérie de cambrioleurs qui ont trouvé refuge dans la petite église locale édifiée pour conjurer la grande peste et aujourd'hui désaffectée et délabrée. Elle leur sert de lieu de réunion tout en permettant le stockage discret des objets de valeur dérobés aux notables locaux. Guerra, leur chef charismatique, dirige cette petite bande de paysans encanaillés par besoin et prépare les coups avec discernement. Un non violent, esthète et cultivé, capable de téléphoner au propriétaire qu'il est en train de dévaliser pour lui demander où il cache les clefs d'un meuble aux superbes marqueteries pour ne pas avoir à le fracturer à la hache.
Le plus souvent, Octavio, cantonné dans l'église, ne fait pour cette bande de brigands que le manutentionnaire ou la restauration des objets. Exceptionnellement, il peut les assister dans des tâches mineures comme le transport ou le guet et n'a jusqu'alors jamais pris part effectivement aux cambriolages mêmes.
Il faut pour cela qu'une part de la troupe se désolidarise de son chef, par un vote d'opposition à un de ses projets dont ils contestent la rentabilité, pour que le factotum se retrouve au pied du mur.
Le destin voudra que ce soit en simple duo avec le fantasque Guerrero, et, malheureusement pour lui, pour une intrusion chez sa bienfaitrice  aimée...

Le coup foire et Octavio, démasqué et honteux, s'enfuit au loin. Il se lance sur les routes pour un long voyage formateur, à la découverte de son pays et de ses paysages, de son histoire, ses  coutumes et croyances, à travers la rencontre de la population.
« Le Venezuela n'a été historiquement qu'un pays de passage pour les empires. [...] Chaque peuple a sa plaie fondatrice : la nôtre est dans l’effondrement de notre histoire. Nous avons dû nous tourner vers le mythe pour la reconstruire. »
L'homme, courageux et costaud, trouve toujours à s'employer pour survivre et, généreux, ne rechigne jamais à rendre service quand l'occasion se présente. 
« Les femmes le voulaient pour fils, les filles pour époux. À El Dique, on lui offrit la colline en héritage. Octavio continuait son chemin. Dans sa marche, il avait pour le monde un dévouement presque poétique. Certains parlaient d’un géant né d’un torrent, d’autres d’un esclave arraché à la liberté. Quand on lui demandait, il répondait qu’il venait de la terre. »
Parfois il s'attarde comme chez cet homme étrange dont  l’existence semble liée au torrent près duquel il demeure et qui maigrit au fur et à mesure qu’il s’en approche. La force et la détermination du géant font de lui le passeur idéal pour traverser l'eau tumultueuse là où de nombreuses noyades l'avait rendu pour tous infranchissable.

Au terme de son périple, enrichi, vieilli, il découvre, dans une grotte cachée où il s'est abrité, des signes gravés dans les parois par la végétation qui lui rappelle le pétroglyphe de Campanero détenu autrefois par Venezuela, trésor indéchiffré « qui lui avait valu tant de mois d'exil depuis le soir du cambriolage ».
Ému par cette coïncidence, fasciné par cette découverte d'une nouvelle écriture sans intervention de la l'homme mais « né de cette nature sans raison, où rien ne vient empêcher la soif tropicale de grandir », il y voit, comme un aboutissement, comme l'annonce de la fin de son voyage. Il comprend alors qu'il est temps pour lui de retourner à sa source.
Là il retrouve la cabane qui était celle de son père avant de devenir la sienne occupée par de pauvres gens qu'il n'a ni le pouvoir, ni le cœur de déloger.
Se souvenant alors de l'information fournie par le vieux médecin évoquant le projet de réhabilitation de la vieille église en théâtre, c'est dans cette direction qu'il  dirige ses pas, espérant trouver du travail sur le chantier. Il y sera recruté comme « ouvrier aux pièces » pour transporter les matériaux. Il pourra aussi y dormir auprès de ceux qui gardent le chantier la nuit. Mais un soir...

Dans ce récit onirique et picaresque aux rebondissements multiples, on assiste à la fois à la construction humaine d'Octavio, misérable journalier ne sachant ni lire ni écrire devenu voyageur évoluant au rythme des découvertes et des épreuves qui jalonnent son initiation, et à l'élaboration du mythe qu'il finit par incarner par sa propre personne. Géant herculéen pouvant porter sans peine une charge que trois hommes auraient du mal à déplacer,  humble parmi les humbles mettant ses pas dans les traces de Saint Christophe pour, sans peur, ni doute, ni salaire, se faire passeur d'hommes à travers l'indomptable rivière aux crues mortifères, objet, à la fin du roman, d'une  métempsychose végétale qui lui conférera une sorte d'éternité, toutes ces assimilations à des mythes déjà ancrés dans l'imaginaire collectif permettent au héros ainsi transcendé de dépasser sa nature d'homme pour se faire incarnation simultanée de l'homme et de la nature, de la réalité et des forces surnaturelles, du passé et du présent, symbole incarnant, sublimant, tout un peuple et sa terre.

C'est peut-être de cette cohabitation avec les mystères cachés, ceux de la nature, de l'écriture, de l'homme et du Venezuela, de ce mariage entre réalisme et magie, que cette fable baroque tire sa dimension poétique et sa troublante intensité.
Par l'écriture aussi qui fait dessiner à Miguel Bonnefoy avec un sens affirmé de la mise en scène, du rythme, des images et métaphores, autour de la magistrale et attachante figure d'Octavio, un tableau composite, baroque, lumineux, sensuel, luxuriant dans la plus grande simplicité.
Comme Samuel Beckett, Agota Kristof, Eduardo Manet, Vassilis Alexakis... et bien d'autres écrivains exilés, Miguel Bonnefoy n’écrit pas dans sa langue maternelle (l’espagnol) mais dans sa langue d’adoption (le français). Peut-être est-ce aussi la force constitutive de cette écriture qui unit dans un même creuset les parfums forts de son pays d'origine et le classicisme à la française.

Un court récit, bien écrit, bien construit, empli d'émotions et d'humanité.
Une plongée colorée et chaleureuse dans une Amérique du Sud porteuse, au-delà de la misère,  de richesses spirituelles, d'espérance et de joie. 
Du pur plaisir !  

Dominique Baillon-Lalande 
(13/01/15)    



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Rivages

(Janvier 2015)
128 pages - 15 €










Miguel Bonnefoy
a reçu en 2013 le Prix du Jeune Écrivain de langue française pour sa nouvelle Icare. Le voyage d'Octavio est son premier roman.