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Caroline LAMARCHE


La mémoire de l'air



Le récit à la première personne d'une femme sans nom, dont même la silhouette n'est jamais esquissée. Un être échappé de son corps de chair pour se vivre à l'aune de ses ressentis.

Dans un premier temps, (sur les quatre cinquièmes du court roman) la narratrice raconte sa fascination pour Davant (l'homme d'avant), de ce couple qu'elle a formé avec lui à temps partiel durant sept ans, de sa fuite face aux menaces de suicide qu'il faisait constamment planer, des violences dont s'avérait capable cet homme solitaire qui n'existait que par l'écriture et le sexe.
Un amant abîmé, malheureux et destructeur mais "On ne porte pas plainte contre l'homme qu'on aime".

Puis, à cause d'une phrase lâchée par son amant lors de la scène brutale qui sonnera le glas de leur relation - "Tu n'as jamais digéré ce viol, voilà pourquoi tu vois la violence partout, alors que c'est toi qui es violente à cause de ce viol mal digéré" -, le roman bascule.
Des mots qui font mouche et la renvoient à cet événement traumatisant subi vingt-cinq ans plus tôt, alors que ses filles étaient encore des gamines et qu'ils vivaient avec leur père. Un viol par surprise, dans un parc publique en pleine après-midi, sous la menace d'un couteau. "Si tu cries, je te tue".
S'ensuivit une plainte avortée au commissariat : "Il m'avait posé une question qui m'avait plongée dans la confusion la plus grande. J'avais répondu - on répond toujours à un commissaire - quelque chose que je dirai peut-être un jour. Il m'avait dit alors que je devais le taire, que cela resterait entre lui et moi, car si je le disais, cela me desservirait au tribunal. Allais-je donc passer au tribunal ? Je ne comprenais pas. Le criminel c'était l'autre, non ? Ou moi ?"
Les quinze pages qui suivent atteignent une densité et une tension remarquables, portées par un style haché et épuré qui traduit parfaitement la stupeur, la peur, la confusion, la honte, la solitude. Mais Caroline Lamarche, avec un parti pris de distance égal à celui de son personnage face à cet épisode perturbant mais "invisible" car sans violence et sans conséquences directes (ni grossesse, ni sida), en le renvoyant dans l'oubli le plus profond possible, jamais ne bascule dans le drame, le pathos ou le règlement de comptes.
"Il y a en moi une faille où le soleil ne pénètre jamais, un lieu froid et glacé dont j'ignore jusqu'au nom. […] On dit que le corps soumis à une très grande douleur produit sa propre morphine, l'esprit aussi je crois."

Le récit oscille en permanence entre rêve (celui récurent du corps d'une jeune fille, comme un double, paisiblement installée sur un matelas de feuilles, morte, au fond d'un ravin peu accessible auquel elle rend visite et s'adresse chaque nuit) et narration de cette liaison amoureuse qui l'a blessée mais dont le souvenir semble encore empreint de la nostalgie d'un certain bonheur partagé. "La mémoire de l'air conserve tous nos gestes, tous nos mots et même les gestes et les mots auxquels nous finissons par renoncer".
L'onirisme y croise donc le réalisme cru, tout comme l'héroïne même qui "change d'humeur si vite, plusieurs fois par jour, par heure et même par minute", dans une certaine ambivalence entre le rôle de victime et celui de coupable, entre vérité et non-dits, entre souffrance et jouissance, dans une alternance d'insensibilité et de vulnérabilité.

Si le roman est à la première personne, on est loin ici de la confession et de l'exhibitionnisme. La parole loin d'être l'instrument d'une révélation faite aux autres, sert à l'exploration par le personnage de son intimité la plus profonde, pour, grâce aux mots, tenter d'y voir plus clair et oser enfin y faire face. Par ailleurs, la structure même du récit, avec la figure de la morte du ravin comme alter ego de la narratrice, expression paradoxale de son désir inavoué de trouver l'apaisement dans la mort et d'un processus de neutralisation de cette partie souffrante de son être, décale le récit et le teinte d'irréalité et d'étrangeté.

Ce roman qui aborde le sujet difficile des violences faites aux femmes, du recours à la négation et au refoulement qui en résulte, des cicatrices cachées et des pathologies qu'elle génère, est porté par une écriture pudique et empreinte d'une grande justesse.
Avec une remarquable maîtrise, l'auteur y joue de l'ambiguïté, use tour à tour d'une froideur clinique ou d'une intériorité sensible, illustrant ainsi par sa forme même la fragilité, les contradictions et le désordre psychologique de cette anonyme si peu personnalisée qu'elle atteint sans mal à l'universalité des femmes violentées.

Un livre atypique et bouleversant.

Dominique Baillon-Lalande 
(12/04/14)    



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Gallimard

(Janvier 2014)
104 pages - 11,50 €









Caroline Lamarche,
née à Liège en 1955, auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques et textes pour la scène, a publié une quinzaine de livres.




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