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Olivier CHARNEUX


Les guérir



Carl Værnet, fils d'éleveur, est à force de travail devenu médecin.
Dans le Copenhague des années 30, l'homme affable et compétent se fait vite apprécier de la bourgeoisie. Mais convaincu qu'il est promis à un destin exceptionnel et fera progresser la médecine, il n'en reste pas là et se tient à l’affût des découvertes scientifiques dans différents domaines. C'est ainsi que s’intéressant aux ondes courtes, il trouve le moyen de les utiliser avec succès pour le traitement du psoriasis. Devenu ainsi le « docteur miracle » pour sa clientèle et la presse, l'homme aime aussi à se  proclamer le docteur des pauvres. En parallèle aux consultations haut de gamme qu'il offre dans sa clinique privée, il se réserve du temps pour soigner gratuitement les plus démunis.

Suite à un article lu dans la presse professionnelle et sensibilisé presque ataviquement par les questions de pureté des races, il se spécialise dans les hormones, persuadé que cette discipline nouvelle lui permettra d'assumer pleinement le destin de bienfaiteur de l'humanité auquel il se pense promis. Et très vite ses recherches le poussent à se polariser sur une seule grande mission : trouver le traitement hormonal apte à « guérir » les homosexuels de leur déviance afin de leur permettre de rejoindre la normalité à laquelle ils ne peuvent qu'aspirer. 

Par l'intermédiaire d'un camarade d'étude devenu militant pro-nazi au Danemark et du célèbre ténor SS Helge Rosvaenge rencontré après un spectacle, le gouvernement du Reich suit de près son travail. Enfin un jour Himmler, qui s’intéresse à tous les projets eugénistes concernant la préservation d'une race aryenne sans tache, le contacte pour lui proposer un contrat : s'il vient en Allemagne travailler pour eux, outre une confortable pension et un logement, le gouvernement financera ses expériences, lui installera un laboratoire dédié équipé selon ses désirs avec un assistant et tout ce dont il aura besoin.
Le médecin, se sentant enfin reconnu à son juste mérite, accepte sans se poser de question. 
« L'homme le plus important du Reich après Hitler avait affrété spécialement un avion militaire pour acheminer le docteur Carl Værnet et sa famille du Danemark à Berlin. Himmler l'avait reçu dans son bureau en pleine guerre, le 15 février 1944, entouré de ses principaux collaborateurs. [...] Carl Værnet n'en revenait toujours pas de leur complicité. Il entendait encore le Reichsführer évoquer son père éleveur de chevaux dans le Jütland, comme si Himmler l'avait connu au Danemark et qu'il était de la famille. [...] Sa préoccupation de la question homosexuelle les avait définitivement rapprochés. »
En effet le dirigeant nazi, dans son discours de février 1937, clamait : « L'homosexualité détruit l'État dans ses fondements. À cela s'ajoute le fait que l'homosexuel est un homme radicalement malade sur le plan psychique. [...] Nous devons comprendre que si ce vice continue à se répandre en Allemagne sans que nous puissions le combattre, ce sera la fin de l'Allemagne, la fin du monde germanique. »

Grâce à ce soutien du gouvernement nazi, s'engageant à trouver dès qu'il sera prêt le laboratoire apte à fabriquer selon ses consignes rapidement et en grand nombre la formule trouvée, le médecin pourra en tester lui-même les effets sur des hommes cobayes « volontaires » qui lui seront fournis.
Au moins aura-t-il eu le bon goût de ne pas se faire alors assister par sa fille aînée – qui lui sert ordinairement d'interprète dans son travail – car c'est à Buchenwald sur des homosexuels déportés que seront faites les premières interventions.

 
                   Si cette biographie, basée sur une enquête danoise de 2003 autour d’ un personnage ayant réellement existé, est aussi glaçante c'est qu'elle se veut aussi neutre que le personnage qu'il prend pour sujet : un criminel finalement assez banal qui relève plus de l'ambition et de la passion aveugle que de la cruauté ou de la perversité.
C'est de fait un monomaniaque habité par une double obsession – celle de la réussite et celle de la normalité – qui provoque chez lui une cécité totale face à ce qui ne concerne pas ses recherches. Alors même qu'il vit en Allemagne avec sa famille et fréquente quasi quotidiennement les SS, alors que ses expériences vont jusqu'à le confronter à l'horreur du camp de concentration, lui ne se pose aucune question et ne voit rien de ce qui s'offre à sa vue pour se concentrer tout entier sur l'objectif qu'il s'est donné : trouver la bonne combinaison et le bon dosage pour guérir les homosexuels de leur pathologie.
C'est justement cette relative normalité de son personnage (bien plus que si celui-ci s'avérait être le diable incarné, motivé par la haine de l’autre ou une quelconque appartenance politique) qui devient monstrueuse et ce décalage qui fait encore plus froid dans le dos. 

Par son écriture sobre et rigoureuse, d'une précision et d'une froideur absolue, par son choix de gommer tout effet émotionnel, se gardant du jugement moral comme de l'empathie, l'auteur parvient à s'effacer derrière son personnage pour laisser son histoire parler d'elle-même avec force.   
Et ce récit factuel du délire et de l’enrôlement progressif du petit docteur témoigne également,  presque de façon anodine par de multiples détails périphériques, de la réalité danoise et allemande à cette époque et des dessous du pouvoir nazi.   

Ce livre très documenté, dédié à la quinzaine de cobayes du docteur Værnet, est un douloureux témoignage de cette folie sans limite qui peut « scientifiquement » et « raisonnablement » se développer en toute bonne conscience et toute impunité (Carl Værnet, bien que cité aux procès de Nuremberg et Dachau, est mort en Argentine en 1965 sans jamais avoir été inquiété).
Il rappelle aussi le sort de la communauté homosexuelle et des 5000 à 10000 d'entre eux internés dans les camps nazis et souvent (tout comme les tziganes) passés à la trappe de la mémoire.
Il évoque enfin cette étiquette de « malade » largement associée aux homosexuels  au début du siècle dernier, et encore partiellement présente de nos jours sous certaines latitudes et dans certaines sociétés.

Un beau travail qui s'inscrit de façon cohérente dans l'exploration méticuleuse que cet auteur mène de livre en livre sur cette communauté, en sachant à chaque fois adapter son style au contexte et choisissant d'écrire à hauteur d'homme, hors tout combat catégoriel.
Un livre pour tous (qui pourrait fort intéresser également les grands ados) par l'universalité géographique et temporelle de la question qui le sous-tend : comment quitte-t-on son costume de « bon docteur » pour enfiler celui de « bourreau » ?  

Dominique Baillon-Lalande 
(25/02/16)    



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Lectures




Robert Laffont

(Janvier 2016)
198 pages - 18,50 €












Olivier Charneux,
né en 1963, a déjà publié sept romans et récits, des nouvelles et des textes pour le théâtre.

Bio-bibliographie
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