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Antoine CHOPLIN

Les gouffres


Le recueil de nouvelles s'ouvre sur une citation de Beckett dont l'empreinte marque ces histoires de solitudes, d'errances, d'obstination, qui flirtent avec l'absurde. S'ensuivent quatre quêtes, quatre récits à l'atmosphère post-apocalyptique, quatre contes sur le fil, en équilibre face à des gouffres où le moindre pas de travers mènera les protagonistes vers l'abîme.

Dans la première nouvelle, on suit Milton et Prez, le jour du grand départ, sacs prêts et carte en main, vers un ailleurs qu'ils espèrent meilleur. Mais pour atteindre l'océan, il leur faudra traverser une ville morte et silencieuse, comme désertée, et surtout franchir gouffres et précipices qui s'ouvrent devant leurs pas. « N'empêche, il avait dit que le monde commençait à se dissoudre. À se creuser pour de bon de l'intérieur. Il avait parlé de la période des gouffres. C'est ça qu'il avait dit, hein, Prez. Qu'on entrait dans la période des gouffres. » Tout autour d'eux n'est que ruine et désolation mais le canal puis la mer les attendent et, obstinément, ensemble, ils avancent.

La deuxième met en scène Wagram dont le job à la "fabrique" consiste à « éviter que le cours des choses ne s'arrête ». Face à la tension que représente cette responsabilité et à la pression de ce monde mécanique et aseptisé qui l'entoure, l'homme, clandestinement, guette la pousse d'une graine ancienne plantée dans un pot sur son rebord de fenêtre. Avec un peu de chance la fleur devrait éclore bientôt. Déjà sa vie s'en trouve toute chamboulée, comme si cet événement pouvait redonner place à l'humain et à la rêverie dans son existence répétitive et calibrée.
Du coup, il se met à se souvenir d'avant, quand les livres et la nature aidaient les gens à vivre et mourir...

Dans La Conjecture d'Olga, trois hommes, dont l'un assez mal en point que les autres doivent soutenir pour l'appel, vivent prisonniers dans un camp. De la cause de leur détention, nous ne sauront rien. Mais ici, se trouve aussi enfermée une célèbre mathématicienne, Olga Chaikhovskaïa, que le malade admire tout particulièrement, cherchant à élaborer la démonstration d'un de ses théorèmes. Quand, griffonnant toutes les nuits sur son petit carnet, il y parviendra enfin, la femme sera décédée. En dernier hommage, c'est de nuit que les trois hommes iront dans le cimetière jouxtant le camp pour déposer ce carnet dans la terre sèche de la tombe de cette femme que son génie avait fait échapper à la fosse commune.

Dans la dernière nouvelle, un homme s'efforce de déplacer à la lumière des réverbères son automatophone, un instrument imposant de la famille de l'orgue de barbarie. Arrivé sur la place centrale, il va tourner la manivelle et commencer à jouer. Pour qui ? Puisqu'il n'y a pas un chat dans les rues pour écouter ses mélodies. Seuls des rats...

Dans chacune de ces nouvelles, l'environnement est hostile et des hommes errants, tracent la route à la recherche d'un autre monde ou d'eux-mêmes. Des personnages seuls ou au contraire soudés entre eux, avec des prénoms extraits de l'univers de Beckett, lucides, obstinés, flegmatiques, dignes mais décalés comme les héros du grand maître lui-même.
Face à eux, un monde absurde et un destin qui se joue d'eux, semant embûches et glaciation.

Dans ces textes, Antoine Choplin distille l'angoisse et dépeint des zones de non-droit où tout ce qui est humain semble en voie de disparition. L'atmosphère y est mystérieuse, la tension générée et la ''bizarrerie'' des personnages nous tiennent en éveil, les territoires dévastés et les gouffres que l'auteur dépeint résonnent étrangement avec l'écho des nouvelles qui nous parviennent quotidiennement.
Face au pire, ils élaborent des ruses, superbes ou misérables, pour approcher ou atteindre parfois leur objectif mais c'est une solidarité discrète et indéfectible qui leur permet de survivre au désastre et de poursuivre leur marche vers cette "lueur minuscule" qui nourrit leurs rêves.

Rien de réaliste dans tout cela et pourtant, ces personnages fragiles, vulnérables, dépassés, à peine esquissés dans un contexte de fin du monde, finissent par rencontrer nos propres angoisses et à nous devenir proches par leur obstination à espérer, leur humanité, leur fraternité qui éclairent l'obscurité.
Comme un acte de foi dans la capacité de l'homme à se maintenir debout, dans l'existence de la possibilité d'un monde meilleur, que nous ne pourrions atteindre qu'unis et solidaires.

L'écriture d'Antoine Choplin est discrète, en creux et en retenue, entre non-dit et suggestion, tour à tour incantatoire, poétique, ou sèche et précise.

« En chaque trajectoire, il y a toujours une part d'énigme irréductible » explique lors d'une interview à France-Culture celui qui se considère « juste comme un passeur ».
C'est pour cette intelligence lumineuse d'humanité, cette humilité et cette simplicité, que résolument, l'auteur, de livre en livre, nous séduit et nous touche.

Dominique Baillon-Lalande 
(11/06/14)    



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La fosse aux ours
(Février 2014)
132 pages - 16 €







Antoine Choplin,
né en 1962, vit dans l'Isère. Depuis 1993, il a publié une quinzaine de livres dont certains ont été repris en collection Pocket.









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