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Dominique DELAHAYE


L'année des fers chauds



Le Poulpe, personnage récurrent créé par Jean-Bernard Pouy pour la série du même nom, nous revient sous la plume de Dominique Delahaye.

Gabriel Lecouvreur, vient de recevoir une carte postale de sa Cheryl partie en Belgique pour visiter un lointain cousin et faire l'acquisition d'un nouveau décor pour son salon de coiffure. Elle y a assisté à l'assassinat d'un ami de la famille, Christian Fisher, ouvrier employé comme la plupart des habitants du coin dans le secteur de la sidérurgie dont il assiste à la mort annoncée.
"Marié, deux enfants, la vie de Fischer avait l'air aussi ordinaire que possible, même si parfois dans la marmite familiale, le Poulpe le savait parfaitement bien, mijotent des haines recuites et des violences qui débordent avant qu'on ait eu le temps d'éteindre le gaz."
Elle en parle à son homme, troublé par le meurtre sauvage de cet homme apparemment apprécié de tous, métallurgiste comme son père. "Pour lui, devenir adulte, c'était comme son père et son grand-père avant lui, faire face à la chaleur du four. C'était là que tout s'organisait et que tout prenait de la valeur: le courage, l'amitié, une certaine conception du monde."

Face à la crise et à la fermeture locale successive des hauts-fourneaux, l'homme, pour rembourser le crédit de sa maison, doit cumuler le week-end, avec Lounes son ami d'enfance, une activité de vide-greniers. Un revenu complémentaire bienvenu mais générateur d'absences donc de tensions et frustrations dans son couple.

Christian, fils de syndicaliste et lui-même très engagé dans les combats sociaux serait-il, dans cette période de plans sociaux, devenu gênant pour son patron ?
Sa vie conjugale s'avèrerait-elle plus compliquée qu'elle n'en donnait l'apparence ?
Ses activités périphériques l'auraient-elles conduit, avec son comparse, à se salir les mains dans une sale affaire ?
Ou "forcément ce sont des manouches qui ont fait le coup" comme le pensent les gens du quartier où le corps a été retrouvé.
Gabriel se rendra sur place pour trouver la réponse....

L'action se déroule à Liège, la ville natale et emblématique de Simenon, grise, pluvieuse, avec les berges de la Meuse et ses péniches, le froid qui cingle et ses autochtones qui "doivent aller chercher l'espoir avec les dents".
« Un personnage de roman, c'est n'importe qui dans la rue, mais qui va jusqu'au bout de lui-même. […] Cela signifiait, en somme, que les personnages du drame venaient, pour lui, de cesser d'être des entités, ou des pions, ou des marionnettes, pour devenir des hommes. Et ces hommes-là, Maigret se mettait dans leur peau. Il s'acharnait à se mettre dans leur peau. » faisait dire Simenon à son commissaire dans Maigret à New-York.
Cela pourrait s'appliquer au roman et à la démarche de Dominique Delahaye.
C'est par la qualité de son écoute, son obstination à vouloir à tout prix connaître le dessous des cartes, à débusquer les indices derrière les propos simples, parfois violents, de ceux qu'il questionne à hauteur d'humain autour d'un bock, que le Poulpe, "ni flic, ni journaliste, mais qui sait prendre des coups aussi bien que les donner", se distingue.
L'ombre du maître belge est cachée en filigrane entre brume et eau dans cette ville omniprésente qui devient personnage plus que décor, dans ce regard bienveillant et curieux porté par l'enquêteur sur ceux qui tout en bas de l'échelle triment pour survivre dans un monde du travail en déliquescence, dans ces descriptions sans prétention du quotidien, avec ses petites passions et sa misère, et de ces hommes de la rue ou des quais.
Mais il ne faut voir aucune nostalgie dans tout cela, juste des affinités, un hommage peut-être.

Le milieu de la métallurgie est brutal, sans faux-semblant, fier et moribond.
Les propos de certains camarades de Christian sont sans appel :
"- Il y en aura d'autres.
- Qu'est-ce que vous voulez dire ? […]
- D'autres disparitions. Ce ne sera pas toujours de cette manière. Il y a ceux qui vont se balancer dans la Meuse, qui se flingueront avec leur fusil de chasse, ou les cancers qui vont faire leur sale part du boulot […] L'avenir c'est compliqué. Pour tous les jeunes. Ceux de ma génération, déjà, nous sommes tous partis avant l'âge de la retraite. Pratiquement tous mis à la porte avec des plans sociaux, des restructurations. […] Notre savoir-faire ne servait plus à grand-chose. […] Moi, j'avais mon jardin et les ruches, mais j'en connais qui ne s'y sont jamais faits. Sans compter tous ceux qui sont partis avec les poumons bousillés par l'amiante, l'humidité des laminoirs ou la chaleur des fours. Comme on dit ici, l'occasion de sortie la plus fréquente pour un retraité des hauts fourneaux, c'est l'enterrement des copains."

Mais si la crise est un élément central de ce roman résolument ancré dans la réalité sociale et politique actuelle, entre chômage, traites à payer, délitement du couple et exclusion des humbles face au pouvoir du grand capital et des actionnaires, la chaleur des bars où d'excellentes bières coulent à flot, la variété des personnages qui traversent le roman d'un pas vif sans laisser le lecteur s'appesantir sur leurs malheurs, la solidarité qui unit ce petit peuple de victimes ordinaires face à l'adversité, sa rage aussi, constituent, face au naufrage général, comme un antidote contre la désespérance.
L'humour, la simplicité, l'épicurisme et l'énergie du Poulpe apportent aussi sa part de lumière au tableau.

Le costume de Gabriel Lecouvreur va bien à Dominique Delahaye et Liège, ville où il a vécu ces derniers mois, l'inspire.
La construction du roman, le rythme imprimé à la narration, la vérité des personnages et le classicisme efficace du style, font le reste.

Une nouvelle aventure du Poulpe très réussie. Tous les ingrédients y sont réunis pour faire de L'année des fers chauds un roman populaire, engagé et humaniste, de qualité.
Un roman policier à la française comme on les aime.

Dominique Baillon-Lalande 
(30/06/14)    



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Noir & polar









Éditions Baleine
(Mai 2014)
180 pages - 9,50 €










Dominique Delahaye,

né en 1956, écrivain et musicien, écrit, pour la jeunesse et pour les adultes, des nouvelles et des romans noirs, des scénarios de BD, des chansons et des spectacles théâtraux. Il est l'un des fondateurs du festival "Polar à la plage" au Havre.







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