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Isabelle DESESQUELLES


Les âmes et les enfants d’abord



« Madame. Depuis des mois je vous écris. Sans papier, sans crayon, sans clavier, je vous écris dans ma tête. Vous ne l’avez pas voulu, vous ne le savez même pas, pourtant vous avez pris toute la place, et aujourd’hui, ma tête ne suffit plus. Il y a trois ans je nous ai fait à toutes les deux une promesse silencieuse, il me faut à présent la tenir. Dire la dame de Venise. »
Ainsi commence ce petit livre.

On le lit, on va le relire, s’y attacher, l’emmener avec soi… Il sera dans notre poche, parce que la vie nous le rendra d’actualité. Proche. Parce que nous voyons les effets de la pauvreté des uns sur les âmes des autres. Celle qui obtient au mieux leur gêne fugace, au pire leur indifférence. À Venise, comme à Paris ou sur ces bateaux qui sombrent en Méditerranée, cette misère est là qui ne doit être dissimulée, elle nous désigne l’inhumanité.

Lors d’une visite à Venise en compagnie de son petit garçon de cinq ans, l’auteure de la lettre voit une forme allongée sur un trottoir : « Je m’apprête à entrer dans la basilique, seulement un tas de chiffons m’en empêche. » Ce "tas de chiffons" qui laisse sa paume ouverte est cette dame. Et c’est à elle que vont s’adresser ses pensées qui ont été ainsi percutées.

Au fur et à mesure de notre lecture, les images nous viennent aux yeux, et les larmes peut-être aussi. L’émotion nous trouve. Le ton de cette lettre imaginée est élégant et simple, la dérision et l’humour se conjuguant opportunément avec une sorte de finesse poétique. C’est ainsi que l’écriture d’Isabelle Desesquelles nous atteint. Elle nous donne alors l’impression que ses mots se sont consultés pour elle, pour nous, afin de faire mouche.

 « À moins de vingt mètres de votre main, on protège les mosaïques avec des tapis, pendant que vous restez à plat ventre à même le sol par moins cinq degrés. Pas un ne s’arrête, la planète bouge. Monde infirme, nous sommes sourds, nous sommes aveugles, nous avançons. »
Ainsi le fameux "Cachez ce… que nous ne saurions voir" semblerait bien  être l’injonction officielle. Mais est-ce que – contrairement à Tartuffe – nous ne pourrions pas regarder autrement, un peu plus "vrai" ? Même si nos consciences manipulées sont démunies ?

Alors tout en décrivant des instants du quotidien, les dialogues avec son petit garçon sur le chemin de l’école où ils rencontrent d’autres "dames de Venise", celle qui écrit, transmet sa perplexité, ses interrogations, et son trouble. Car ce livre bien nommé nous parle vraiment des âmes, mais aussi des enfants, ces témoins, qui "voient" et continuent à questionner les adultes, quand les regards de ces derniers se détournent :
« Vous voir avec les yeux  d’un enfant, madame, nous rend plus humain. Et vous plus humaine.
Cette innocence de nos enfants est assez malmenée comme ça pour qu’en plus on y ajoute une fausse indifférence, notre impuissance. »

La lettre continue, son auteure poursuit sa démarche et nous l’accompagnons, car elle nous tient à l’âme, justement, tout au long de notre lecture.
« Tour à tour, je vous ignore et je vous convoque, tour à tour, je vous néglige et je suis envahie. Je marche dans la ville et même si mes poches sont pleines d’oursins, je guette les tassés, les informes, les verrues sur le trottoir, tout un paysage familier de misère. […] Sur le flanc, à genoux, accroupie, sur le bitume je vous reconnais partout. Madame la ventre à terre, Madame tas de chiffons, Madame face enfouie, la dame de Venise. »
Isabelle Desesquelles, nous avait déjà montré sa sensibilité active dans son précédent livre, « Les hommes meurent, les femmes vieillissent ». D’un ton plus léger en apparence, elle nous livrait alors des portraits de femmes, leurs parcours observés avec une même subtilité. Là-aussi l’innocence avait pu exister avant d’être bousculée.

Invitation à partager émotions et réflexions, que nous reconnaissons puisqu’elles sont mêlées à nos vies. Evoquées ici d’une si fine manière.
Alors, effet immédiat ou secondaire, cette belle lettre devient une sorte d’alerte.
Et c’est pour cela que nous devons la garder près de nous : elle nous ramène à notre humanité, celle qui aurait tendance à s’en aller.
Une réussite, vraiment.

Anne-Marie Boisson 
(29/02/16)    



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Belfond

(Janvier 2016)
96 pages - 10 €










Isabelle Desesquelles,
a déjà publié une dizaine de livres et fondé une résidence d'écrivains, la maison De Pure Fiction.









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le précédent roman
du même auteur :

Les hommes meurent
les femmes vieillissent








Isabelle Desesquelles écrit aussi pour la jeunesse :

Le fennec amoureux
d’une pastèque