Heredia est un détective privé. Une plaque mentionnant "Heredia,
enquêtes légales" indique l'existence d'un bureau attenant
à son appartement. Le cinquantenaire qui peine à parvenir sans
souffler au dernier étage de l'immeuble qu'il habite dans ce quartier
populaire de Santiago, vit seul. Enfin presque, car chez lui, l'attend Simenon,
un chat gourmand, philosophe, bavard, qui aime Shakespeare et tient beaucoup
de place.
L'homme, qui se lève rarement avant midi et se couche encore plus rarement
avant minuit, est un solitaire mélancolique qui aime la littérature
(Léo Malet, Simenon, Flaubert, Manchette, Boulgakov, Echenoz...), la
musique (Coltrane, Mahler), le tango... Il roule dans une vieille Chevy mais
c'est à pied qu'il préfère arpenter les rues de son quartier
et de sa ville. S'il aime le "pisco sour" et en abuse parfois, il
fréquente surtout les bars pour ses enquêtes comme lieux de contacts
et sources d'informations. Le vieil ours solitaire sait alors faire acte de
sociabilité et délier les langues.
Assez peu adepte de la course au travail et du marketing que pratique Anselmo,
un vieil ami kiosquier qu'il héberge à l'occasion, (Pour avoir
du succès dans les affaires, il faut imiter les poules : si elles ne
caquetaient pas, personne ne saurait qu'elles ont pondu un uf.), l'obscur
détective se retrouve souvent à court d'argent. Il tente alors,
grâce aux tuyaux fournis par son ami également turfiste, de se
refaire aux courses hippiques. Un vice géré raisonnablement.
Lorsqu'il est en chasse pour ses enquêtes, Heredia bénéficie,
à la demande, de la complicité de Franklin Seron, un vieux flic
à la retraite, Cardoza, un inspecteur encore en activité et Campbell,
un journaliste.
Dans son rapport aux femmes, la méfiance vient contrarier l'éblouissement,
ce qui explique que, nonchalance et fatalisme aidant, elles finissent toujours
par le quitter.
Quand un client débarque à son bureau suite à la disparition
de son frère Alberto, le privé est en plein blues existentiel
: Aujourd'hui, j'ai pensé sans raison que j'avais probablement vécu
les deux tiers de ma vie. Il me reste donc le dernier tiers, à coup sûr
le plus difficile, celui de la lassitude et des adieux. Je n'ai plus les certitudes
d'autrefois ni d'espoir en l'avenir. Il ne me reste plus que la répétition
des gestes connus et les mauvaises blagues d'un corps fatigué.
Heredia acceptera de rechercher ce jeune homme qui, comme beaucoup de Péruviens,
a quitté Lima pour rejoindre son frère à Santiago dans
l'espoir de trouver du travail. La fratrie vit en communauté dans un
squat de misère et cela fait plusieurs jours qu'il n'est pas rentré.
Pour son enquête, Heredia va devoir se plonger dans le monde des immigrés
clandestins, exploités, méprisés avec leur lot de misère
et de désillusions. Au Chili comme ailleurs, prendre les étrangers
pour boucs émissaires, rejeter sur eux le chômage et ses propres
difficultés, est monnaie courante. Ici, le responsable de tous les maux
est toujours péruvien.
En revenant vers mon bureau je me suis arrêté devant un mur
sur lequel quelqu'un avait écrit : "Dehors, les Péruviens".
J'avais déjà lu ce genre de graffiti, ils accusaient les Péruviens
de faire entrer la tuberculose au Chili, d'augmenter la délinquance ou
de priver les Chiliens de leur travail. Certains étaient anonymes, d'autres
signés par des groupes néonazis qui exprimaient tous les jours
leur nationalisme odieux sur les murs du quartier dans l'indifférence
générale. Rien de nouveau sinon la stupidité vieille comme
le monde de croire qu'un nom, la grosseur d'un portefeuille ou la race fait
de vous un être supérieur.
Alors que, comme l'exprime Heredia avec révolte et justesse : "Chiliens,
péruviens, argentins, boliviens, on est tous dans la même galère.
La misère a partout le même visage."
Son exploration nocturne des rues et les paroles échangées avec
ceux, vagabonds et chiffonniers, qui y élisent domicile, lui fournissent
une piste qui le mènera dans un misérable quartier où...
il découvrira le corps du disparu, mort par pendaison depuis plusieurs
jours, dans une vieille maison abandonnée.
Comme le frère, très malade, lui demande de poursuivre ses investigations
pour trouver les coupables de ce qui pour lui ne peut-être qu'une mise
en scène, il s'appuie sur les quelques indices trouvés ça
et là pour tenter de pénétrer les réseaux de jeux
clandestins et le monde des trafiquants de cocaïne, dont il suspecte la
présence derrière tout cela. Bref, il continue à fouiller
les bas-fonds et s'intéresse de plus près à ceux qui s'en
nourrissent grassement.
Heredia croise aussi la jolie Violeta dont le sourire l'émeut assez pour
aller y voir de tout près mais ce n'est qu'une trêve car le détective
n'est pas du genre à lâcher prise avant d'avoir compris le fin
mot de l'histoire...
Le roman est littéralement habité, porté, par son protagoniste
principal, le détective privé Heredia. Ce Don Quichotte quelque
peu désenchanté au service des causes perdues et des petites misères,
qui passe plus de temps à boire dans les bars, à se promener à
la recherche des traces des quartiers populaires d'antan, à discuter
avec son chat, à lire ou à écouter ses disques, qu'à
tenter de jouer les héros, prend tout l'espace du roman, avec une personnalité
et une humanité diablement attachantes.
En complément, plus que l'intrigue elle-même, bien menée
mais sur un rythme assez lent et qui semble n'être qu'un prétexte,
c'est la peinture du Chili de la transition démocratique d'après
Pinochet qui est l'essence même du récit. Rien de rocambolesque
ici et aucun suspense mais une violence sociale et intérieure et une
réflexion nostalgique ou critique tour à tour sur les vieux quartiers
de Santiago ou sur la société avec ses opportunistes, ses repentis
et ses aigris, ses puissants et ses exclus.
Si l'auteur excelle dans l'évocation des ambiances lourdes et sombres
de la ville, le récit de ses amours passagères et l'impressionnante
galerie de personnages secondaires hauts en couleur qu'il rencontre ou côtoie,
apportent un peu de lumière dans ce roman noir.
Et finalement, le détective malgré son côté désabusé,
exhorte plus par ses attitudes et ses révoltes à l'indignation
qu'à l'acceptation.
Ramón Díaz-Eterovic, que ce soit quant à ses réflexions
sur l'art de vieillir ou sur les difficultés qui minent sa patrie, use
d'abondance de l'ironie et de l'autodérision, pour se permettre de mettre
à nu les vérités brutales auxquelles il se confronte.
Comme il l'explique dans une interview à L'accoudoir
: "L'humour
a été l'une de nos meilleures armes pendant la dictature : on
n'a jamais raconté autant de blagues, notamment sur les militaires, qu'à
cette époque. [
] Le roman noir a pris la place du roman social
en Amérique latine. Au-delà de la dictature, il sert aussi à
parler de la pauvreté, du chômage, de la sécurité
Des sujets éminemment contemporains."
Un roman social qui nous immerge dans le Chili contemporain avec humanité
et provocation. Un excellent roman noir qui donne très envie de découvrir
les autres enquêtes de ce personnage attachant.