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Ramón DÍAZ-ETEROVIC

La couleur de la peau


Heredia est un détective privé. Une plaque mentionnant "Heredia, enquêtes légales" indique l'existence d'un bureau attenant à son appartement. Le cinquantenaire qui peine à parvenir sans souffler au dernier étage de l'immeuble qu'il habite dans ce quartier populaire de Santiago, vit seul. Enfin presque, car chez lui, l'attend Simenon, un chat gourmand, philosophe, bavard, qui aime Shakespeare et tient beaucoup de place.

L'homme, qui se lève rarement avant midi et se couche encore plus rarement avant minuit, est un solitaire mélancolique qui aime la littérature (Léo Malet, Simenon, Flaubert, Manchette, Boulgakov, Echenoz...), la musique (Coltrane, Mahler), le tango... Il roule dans une vieille Chevy mais c'est à pied qu'il préfère arpenter les rues de son quartier et de sa ville. S'il aime le "pisco sour" et en abuse parfois, il fréquente surtout les bars pour ses enquêtes comme lieux de contacts et sources d'informations. Le vieil ours solitaire sait alors faire acte de sociabilité et délier les langues.
Assez peu adepte de la course au travail et du marketing que pratique Anselmo, un vieil ami kiosquier qu'il héberge à l'occasion, (Pour avoir du succès dans les affaires, il faut imiter les poules : si elles ne caquetaient pas, personne ne saurait qu'elles ont pondu un œuf.), l'obscur détective se retrouve souvent à court d'argent. Il tente alors, grâce aux tuyaux fournis par son ami également turfiste, de se refaire aux courses hippiques. Un vice géré raisonnablement.
Lorsqu'il est en chasse pour ses enquêtes, Heredia bénéficie, à la demande, de la complicité de Franklin Seron, un vieux flic à la retraite, Cardoza, un inspecteur encore en activité et Campbell, un journaliste.
Dans son rapport aux femmes, la méfiance vient contrarier l'éblouissement, ce qui explique que, nonchalance et fatalisme aidant, elles finissent toujours par le quitter.

Quand un client débarque à son bureau suite à la disparition de son frère Alberto, le privé est en plein blues existentiel : Aujourd'hui, j'ai pensé sans raison que j'avais probablement vécu les deux tiers de ma vie. Il me reste donc le dernier tiers, à coup sûr le plus difficile, celui de la lassitude et des adieux. Je n'ai plus les certitudes d'autrefois ni d'espoir en l'avenir. Il ne me reste plus que la répétition des gestes connus et les mauvaises blagues d'un corps fatigué.
Heredia acceptera de rechercher ce jeune homme qui, comme beaucoup de Péruviens, a quitté Lima pour rejoindre son frère à Santiago dans l'espoir de trouver du travail. La fratrie vit en communauté dans un squat de misère et cela fait plusieurs jours qu'il n'est pas rentré. Pour son enquête, Heredia va devoir se plonger dans le monde des immigrés clandestins, exploités, méprisés avec leur lot de misère et de désillusions. Au Chili comme ailleurs, prendre les étrangers pour boucs émissaires, rejeter sur eux le chômage et ses propres difficultés, est monnaie courante. Ici, le responsable de tous les maux est toujours péruvien.
En revenant vers mon bureau je me suis arrêté devant un mur sur lequel quelqu'un avait écrit : "Dehors, les Péruviens". J'avais déjà lu ce genre de graffiti, ils accusaient les Péruviens de faire entrer la tuberculose au Chili, d'augmenter la délinquance ou de priver les Chiliens de leur travail. Certains étaient anonymes, d'autres signés par des groupes néonazis qui exprimaient tous les jours leur nationalisme odieux sur les murs du quartier dans l'indifférence générale. Rien de nouveau sinon la stupidité vieille comme le monde de croire qu'un nom, la grosseur d'un portefeuille ou la race fait de vous un être supérieur.
Alors que, comme l'exprime Heredia avec révolte et justesse : "Chiliens, péruviens, argentins, boliviens, on est tous dans la même galère. La misère a partout le même visage."

Son exploration nocturne des rues et les paroles échangées avec ceux, vagabonds et chiffonniers, qui y élisent domicile, lui fournissent une piste qui le mènera dans un misérable quartier où... il découvrira le corps du disparu, mort par pendaison depuis plusieurs jours, dans une vieille maison abandonnée.
Comme le frère, très malade, lui demande de poursuivre ses investigations pour trouver les coupables de ce qui pour lui ne peut-être qu'une mise en scène, il s'appuie sur les quelques indices trouvés ça et là pour tenter de pénétrer les réseaux de jeux clandestins et le monde des trafiquants de cocaïne, dont il suspecte la présence derrière tout cela. Bref, il continue à fouiller les bas-fonds et s'intéresse de plus près à ceux qui s'en nourrissent grassement.
Heredia croise aussi la jolie Violeta dont le sourire l'émeut assez pour aller y voir de tout près mais ce n'est qu'une trêve car le détective n'est pas du genre à lâcher prise avant d'avoir compris le fin mot de l'histoire...

Le roman est littéralement habité, porté, par son protagoniste principal, le détective privé Heredia. Ce Don Quichotte quelque peu désenchanté au service des causes perdues et des petites misères, qui passe plus de temps à boire dans les bars, à se promener à la recherche des traces des quartiers populaires d'antan, à discuter avec son chat, à lire ou à écouter ses disques, qu'à tenter de jouer les héros, prend tout l'espace du roman, avec une personnalité et une humanité diablement attachantes.
En complément, plus que l'intrigue elle-même, bien menée mais sur un rythme assez lent et qui semble n'être qu'un prétexte, c'est la peinture du Chili de la transition démocratique d'après Pinochet qui est l'essence même du récit. Rien de rocambolesque ici et aucun suspense mais une violence sociale et intérieure et une réflexion nostalgique ou critique tour à tour sur les vieux quartiers de Santiago ou sur la société avec ses opportunistes, ses repentis et ses aigris, ses puissants et ses exclus.
Si l'auteur excelle dans l'évocation des ambiances lourdes et sombres de la ville, le récit de ses amours passagères et l'impressionnante galerie de personnages secondaires hauts en couleur qu'il rencontre ou côtoie, apportent un peu de lumière dans ce roman noir.
Et finalement, le détective malgré son côté désabusé, exhorte plus par ses attitudes et ses révoltes à l'indignation qu'à l'acceptation.

Ramón Díaz-Eterovic, que ce soit quant à ses réflexions sur l'art de vieillir ou sur les difficultés qui minent sa patrie, use d'abondance de l'ironie et de l'autodérision, pour se permettre de mettre à nu les vérités brutales auxquelles il se confronte.
Comme il l'explique dans une interview à L'accoudoir : "L'humour a été l'une de nos meilleures armes pendant la dictature : on n'a jamais raconté autant de blagues, notamment sur les militaires, qu'à cette époque. […] Le roman noir a pris la place du roman social en Amérique latine. Au-delà de la dictature, il sert aussi à parler de la pauvreté, du chômage, de la sécurité… Des sujets éminemment contemporains."

Un roman social qui nous immerge dans le Chili contemporain avec humanité et provocation. Un excellent roman noir qui donne très envie de découvrir les autres enquêtes de ce personnage attachant.

Dominique Baillon-Lalande 
(15/01/14)    



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Noir & polar









Métailié

240 pages - 10 €




Traduit de l'espagnol par
Bertille Hausberg












Ramón Díaz-Eterovic,
né en 1956 au Chili,
dans une famille ouvrière, étudiant en sciences politiques, emprisonné lors de la dictature, est à la fois poète, scénariste de bandes dessinées, et romancier. Ce roman fait partie d'une série portée par le détective Heredia, son personnage récurrent. L'auteur été récompensé par de nombreux prix dans plusieurs pays.