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Julie DOUARD

Usage communal du corps féminin


En France, dans une petite ville pittoresque, intemporelle et non identifiée, vit Marie Marron, une orpheline engourdie dans la solitude, dont "le corps entier respirait la difficulté". Celle-ci, après "la dislocation totale des deux corps parentaux" lors d'un accident de voiture, a été hébergée par sa tante Hortense, une vieille fille, pas aussi âgée qu'elle le paraît, qui se confit dans une existence étriquée dont le seul vice est le tabac qu'elle roule, mais qui réservera quelques surprises à sa fille adoptive par la suite.
Marie Marron grandira dans ce contexte morne et pesant pour devenir une jeune fille que tous considèrent dans le bourg comme gentille mais pas très futée. "Les gentils la qualifiaient de méritante et les méchants de godiche. Question de point de vue." En fait, Marie n'est pas sotte mais physiquement lente et intellectuellement peu réactive. Un handicap certain au quotidien mais un atout peut-être dans l'hystérie qui saisira le village entier par la suite.
Marie gagne petitement sa vie en assurant à temps partiel le secrétariat du dentiste local, René Chabodon, un notable dont Maryse, l'épouse, est souvent en voyage et le fils Maurice, lymphatique, peu expansif, aussi timide et apeuré que Marie, étudie la philologie à la ville voisine.

Un jour, la jeune fille rencontre Gustave Machin, un commercial facilement vindicatif et prétentieux qui n'a guère d'allure mais qui a pour atouts de venir d'ailleurs, d'être rapide et entreprenant, et tombe sous son charme. Il faut dire que le chasseur a vite compris le vide existentiel et affectif de la jeune fille et qu'il met tout en œuvre pour l'éblouir et la séduire, jusqu'à commenter les faits divers dont il est friand en lui donnant des cours d'une voix assurée sur "la lobotomie, la castration des multirécidivistes ou la stérilisation des déficients". L'oie blanche et naïve est surprise par le fait que le beau parleur l'ait choisie elle comme interlocutrice et amie, fascinée par ce qu'elle prend pour une vivacité d'esprit et une intelligence exceptionnelles. Une rencontre improbable qui finalement l'aidera à trouver l'assurance dont elle a toujours manqué et confère à sa vie monotone de nouvelles perspectives.

C'est par ambition d'une carrière politique autant que par besoin d'éprouver son excellence que Gustave se met à draguer en parallèle Francine Dumoulin, la secrétaire de mairie en poste depuis longtemps, une femme consciencieuse mais laide qui économise sou par sou en vue d'une opération esthétique. Il s'est mis en tête que Marie pourrait avantageusement la remplacer à son poste et lui rendre ainsi de menus services. Pour ce faire, il invite la fonctionnaire à quelques soirées en tête à tête, espérant la mener subtilement mais rapidement, entre alcool et manipulation, à la dépression.
Mais voilà que son projet tourne mal. Lors d'une soirée où il parvient à la saouler puis à la baiser dans les toilettes, la femme remet aussitôt la chose avec un autre client venu par hasard se soulager. Gustave enrage et voit dans l'accouplement de ce "gros buveur de bière" avec celle qu'il vient de satisfaire, un outrage, une trahison.
Au matin, la secrétaire sera retrouvée chez elle, morte. Le maquillage du meurtre en suicide est si maladroit que même Barnabé dit Babar, le chef des gendarmes, ne parvient à y croire un seul instant.
Gustave, premier suspecté, est alors arrêté. Heureusement pour lui, le cadavre de celui qui la veille avait honoré Francine après lui est retrouvé noyé non loin de là, avec un taux d'alcool impressionnant dans le sang. Un coupable idéal qui permettra de classer l'affaire rapidement.
Lors des obsèques publiques de la secrétaire de Mairie, "Le capitaine prit la parole pour se féliciter de ce que le coupable eût été retrouvé si vite, il est vrai qu'on avait découvert son corps avant même qu'il ait pu songer à fuir, ce qui faisait de cette affaire la plus rapidement traitée de toute l'histoire de la gendarmerie". Gustave, lui, suite à un quiproquo et encore sous l'effet du stress et de l'angoisse de l'interrogatoire, pétera les plombs avant de s'effondrer brutalement. De quoi le faire interner pour une cure de repos à l'Institut de Récupération, un établissement proche tenu par des religieuses et apprécié de la bourgeoisie locale.
"Aussi étonnant que cela pût paraître, Maryse Chabodon, qui n'avait jamais montré la moindre parcelle de tendresse pour les membres de sa famille, avait ses bonnes œuvres. Et, parmi elles, se trouvait l'Institut de Récupération (...) En effet, Maryse s'était toujours sentie proche des personnes qui avaient pété les plombs une bonne fois pour toutes ; car c'était bien ce qu'elle avait envisagé pour elle-même, sans toutefois y parvenir..."
Marie, elle, profitera de l'opportunité et prendra le poste laissé vacant par la défunte.

Il suffira de quelques jours de calme et de soins à Gustave pour retrouver toutes ses facultés. "Ce que voulait Gustave Machin, c'était devenir quelqu'un" et Catherinette, une jeune sœur de la congrégation des Sablières mise à son service et affublée par lui du titre flatteur de "Merveille tombée du ciel", lui laisse, par sa dévotion, entrevoir une opportunité nouvelle d'assouvir son désir de toute puissance. Gustave, en Tartuffe expérimenté, avec la complicité de la petite nonne qui se prend pour une sainte et qui devient vite sa maîtresse, chamboule le règlement, se fait des alliés parmi les pensionnaires pour imposer progressivement sa vision économique et spirituelle de la communauté. La mère supérieure, méfiante et autoritaire mais déjà bien vieille et de santé fragile, n'aura pas fait longtemps obstacle à l'extraordinaire ascension de celui qui assurera dorénavant les rôles conjugués de gourou et de directeur financier de ce bel institut. Les autres religieuses, convaincues ou non mais formées à l'obéissance et à l'esprit de discipline, n'ont pas offert de résistance.
Être adulé et vénéré, pouvoir satisfaire sans frein ses appétits les plus divers, tout en faisant travailler toute une communauté à son propre enrichissement, n'est-ce pas la concrétisation parfaite de ses rêves les plus fous ?

Pendant ce temps, dans le bourg aussi, des choses ont changé. Rudolph, qui se dit diplômé de "l'école d'ingénierie providentielle de Lausanne", amant de Joséphine qui étudie la philologie avec Maurice, s'impose bientôt dans le paysage local et va servir chez Hortense en tant que factotum. Il s'installe et la convainc de réaliser chez elle un grand programme de rénovation. La femme mûre troublée par l'animation, la jeunesse, l'air frais et l'alcool qu'il amène dans sa demeure, se laisse mener par le personnage, en aveugle, par le bout du nez.
Le maire pour sortir de l'anonymat et intéresser la presse décide d'organiser un super concours de "misses" réservé aux femmes mûres et aux mamans. Du jamais vu, sans aucun doute. C'est à Marie Marron qu'est confiée la tâche de rédiger le règlement adéquat à partir des propos jetés en vrac par son employeur : "Ce concours est ouvert aux femmes, ni trop jeunes ni trop vieilles, qui ont un mari, des enfants, un slip, un talent, savoir-faire ou spécialité, enfin quelque chose pouvant être montré publiquement sans choquer ou blesser l'assistance. La gagnante repartira sous les confettis avec beaucoup de bons d'achat à dépenser dans la commune."
"Cet usage public du corps féminin à des fins publicitaires est intolérable !" s'écrie une conseillère municipale, mais comme les messieurs votent pour, il ne reste à la secrétaire que la charge de convaincre chacune de s'y présenter....

Le jour de l'élection, dans la Salle des Fêtes décorée de fleurs en papier crépon, les personnages féminins (notamment Josette la prostituée locale qui ne manque ni de pertinence ni de drôlerie) prennent peu à peu le dessus et la manifestation tourne vite à la beuverie, à l'orgie ou au règlement de comptes. Devant le forfait de l'ancienne gloire locale de la télé recrutée pour mener le spectacle mais vite dépassée par les événements, Marie, surmontant sa timidité, sauve la situation en prenant le relais de la présentation des "misses" aux côtés des deux intermittents du spectacle déguisés en sangliers recrutés pour jouer les amuseurs publiques. Un morceau de bravoure qu'elle exécute magistralement sans jamais perdre son calme, en professionnelle...
Le Maire, fatigué de "s'épuiser à administrer la vie d'un tel ramassis d'imbéciles", se met aux abonnés absents...

Julie Douard, dans ce nouvel épisode des beaufs à Clochemerle, revu et corrigé par Raymond Queneau, ne se prive d'aucun artifice pour parfaire la peinture corrosive de ce monde étriqué et machiste de province où l'ambition et la sottise règnent en maîtres, les notables, les politiques, les journalistes se rêvant sous les projecteurs, les petits commerçants et le tout venant vivant dans l'ombre pour scruter ses voisins à travers les rideaux.
Si parmi la gente masculine, les personnages sont plus calamiteux les uns que les autres (entre le timoré passionné de philologie, le coq beau parleur prêt à tout pour assouvir ses ambitions, le prétendu diplômé en ingénierie providentielle qui finit en factotum et un maire particulièrement stupide), les femmes, elles, (entre le personnage de Marie qui se révèle au fil des événements, Hortense et Maryse qui envoient leur corset respectif par-dessus les moulins, Josette qui tient ses clients par les couilles et Catherinette et Francine à qui la découverte du plaisir fera perdre la tête), ont davantage de personnalité et incarnent une certaine résistance.

Dans ce scénario catastrophe abracadabrant et jubilatoire, qui, loin de tout réalisme social ou psychologique, règle son compte également à la religion, la politique, l'appât du fric et des paillettes, la vanité de l'université, la concupiscence, et surtout le désir "d'être quelqu'un" et de le faire voir, c'est des situations mêmes et de la mise en présence de caractères antagonistes que naissent la cocasserie et la mise en examen effective.

Entre comédie et polar, l'auteur, privilégiant les événements aux descriptions, déterminant la psychologie de ses personnages par leur comportement, n'hésitant pas à utiliser la caricature ou détourner les clichés et les clins d'œil, nous entraîne à un rythme effréné et avec une langue colorée dans une farce plus tendre et poétique que méchante, et à coup sûr, diablement efficace.

C'est une histoire loufoque habitée par des êtres fantasques générateurs de désordre qui foncent joyeusement vers la catastrophe, une aventure pleine de rebondissements et d'invraisemblances au parfum de cadavre exquis où tout finit par prendre sens dans le non-sens derrière son but affiché (et réussi) de nous faire rire, qui nous est ici offerte.
Ne boudez surtout pas ce vrai et rare plaisir.

Dominique Baillon-Lalande 
(17/06/14)    



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P.O.L.

(Janvier 2014)
240 pages - 16,50 €













Julie Douard,
qui signe là son deuxième roman, a écrit plusieurs pièces de théâtre et enseigne la philosophie.