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Marc est un journaliste qui, dans les années 1990, a couvert pour son journal
la guerre de Yougoslavie. A Belgrade, piloté par le jeune capitaine chargé lors de son
premier reportage en Yougoslavie de conduire sur le front les équipes
des télévisions étrangères, il va à la rencontre
de Jankovic, compagnon d'arme de Mlavic, plus marqué par la peur de l'arrestation
que par le regret... Puis c'est au tour de Ljiljana Bulatovic, biographe et
proche de la famille du général, non avare de confidences, qui
l'emmènera même assister au tribunal à une mascarade de
procès contre l'épouse du bourreau pour une affaire de détention
d'armes. Un épisode qui, faute d'échange avec l'accusée,
ne lui apprendra pas grand-chose. C'est alors, en compagnie d'un jeune poète venu lui proposer ses services
d'interprète, qu'il quitte Belgrade pour la petite République
serbe de Bosnie afin de retrouver les anciens frères d'armes de Mlavic.
A son hôtel, viendra aussi spontanément une jeune femme née d'un couple serbo-croate pour témoigner de la cohabitation harmonieuse de la ville avant la guerre transformée en enfer depuis l'apparition des nationalismes. "Elle explique alors que son mari et elle sont architectes, mais qu'ils n'ont jamais pu décrocher le moindre contrat. Ce pour quoi ils ont fini par créer une petite entreprise d'importation d'outillage en provenance de Hongrie, une petite entreprise clandestine, précise-t-elle en baissant la voix, qui leur permet juste de survivre. Ici, ajoute-elle, c'est impossible de travailler si vous ne connaissez personne au gouvernement." Lors d'un de leurs déplacements en transport en commun, un passager, adolescent à l'époque, évoque pour eux l'existence du massacre des civils de Mrkonjic Grad lors du siège de la petite ville par les Croates. Au retour de la guerre son frère et son père ont dû aller à l'endroit du charnier pour identifier les corps des habitants qu'ils connaissaient. "Nous ne faisons pas partie des gens qui ont voulu cette guerre. Mes parents étaient contre. [...] (Mon père) s'est battu contre son gré, mais il n'a pas déserté. Il avait le sentiment de nous défendre, de défendre sa famille. Comment aurait-il pu penser différemment puisque les Croates et les musulmans cherchaient effectivement à nous tuer ?[...] Au début de la guerre, la haine était portée par les gens qui arrivaient de l'extérieur, les réfugiés serbes qui avaient été chassés de Croatie, ou les paysans qui venaient en ville chercher un peu de sécurité et qui avaient dû abandonner leurs exploitations. Ceux-là étaient pleins de ressentiments, et ce sont eux qui ont poussé à ce qu'on chasse les musulmans et les Croates qui étaient nos voisins et nos amis, bien souvent. Ensuite nous avons tous ressenti de la haine à un moment ou à un autre." Puis c'est à Pale, ancien village de montagne occupé lors de
la seconde guerre mondiale par les Oustachis (indépendantistes croates
alliés de l'Allemagne nazie à l'origine de l'exécution,
au camp de Jasenovac, de six cents mille prisonniers juifs, serbes et tziganes)
où Karadzic avait installé le gouvernement serbe de Bosnie, qu'ils
se rendent. Dans cette nouvelle capitale historique dont la population atteint
maintenant les trente mille habitants, ils sont accueillis par Pavlusko, ancien
ouvrier communiste devenu nationaliste lors de son licenciement, puis ministre
de l'information pour Karadzic (condamné à La Haye avec Milosevic
comme criminel de guerre et tué en pleine rue en 1998). C'est aussi un
ami de la biographe, lui même écrivain et chercheur. Quelques-uns pourtant, comme le mari instituteur de la secrétaire de Pavlusko, osent faire leurs les propos tenus par l'écrivain Ivo Andric (Il est un pont sur la Drina, Chronique de Travnic...) en 1920 : "En Bosnie, [...] la haine se manifeste comme une force autonome qui trouve en elle-même sa propre raison d'être. C'est la haine qui dresse l'homme contre l'homme pour faire le malheur des deux adversaires ou les détruire tous les deux ; la haine qui, tel un cancer, détruit et dévore tout ce qui l'entoure et finit par périr elle-même car cette haine, à l'instar de la flamme, n'a ni forme constante ni existence propre ; elle est simplement l'outil de l'instinct de destruction ou d'autodestruction, elle n'existe que comme telle et ne s'éteint qu'après avoir mené jusqu'au bout son uvre destructrice." Pour poursuivre leurs investigations, le journaliste part à Lukavica,
le nouveau Sarajevo serbe, créé à quelques encablures à
peine, lorsque la ville yougoslave a été "envahie" par
les musulmans. "Lukavica est une ville à part entière
[...] il y a tous les commerces possibles, des écoles, une université,
une église, un cinéma... Là-bas, nous ne risquons rien,
la population est exclusivement serbe." Quand Marc apprend que Pavlusko, le reflet de son propre père, le presque
ami, le facilitateur de rencontres, a perdu la vie dans un accident de voiture
(ou un meurtre ?), l'enquête touche déjà à sa fin.
"J'aurais voulu les réunir tous, les regrouper sous un bel arbre ou les adosser à un mur de pierres dorées. Tous, les victimes et les bourreaux. J'aurais pris une photo. Non, mieux, je me serais glissé parmi eux, nous nous serions serrés les uns contre les autres. Moi au milieu de ces femmes et de ces hommes brisés. Était-ce bien ma place ? Oui, puisque je les aimais, et que je ne voulais pas les juger. J'avais partagé l'effroi dévastateur qui les avait jetés les uns contre les autres, sachant que dans leur situation je n'aurais pas agi différemment d'eux. Le sachant profondément, de toute mon âme. Affronter nos peurs originelles, les accepter, les mettre en mots, m'engager de toutes mes forces dans ce combat-là, voilà ce qu'il me fallait pour vivre, pour écrire. Pour continuer de vivre et d'écrire." Ce documentaire romancé, donne la parole à la population de la
République serbe de Bosnie maintenant indépendante mais vivant
repliée sur elle-même, laminée par la misère et le
désespoir. Un territoire emmuré dans les souvenirs glorieux d'une
guerre que les combattants d'alors persistent à considérer comme
juste, dévoilant sans aucune pudeur les horreurs qu'ils ont vécues
mais également les atrocités qu'ils ont commises au nom de leur
grand rêve nationaliste. Le journaliste recueille tous les témoignages qui se présentent
à lui, sans trier, mettant dos à dos ceux pour qui ce combat s'est
soldé par une victoire et les autres pour qui la scission du pays en
plusieurs états constitue une défaite. Tous égaux dans
l'horreur, la folie et le désespoir. L'écrivain semble éprouver pour ces personnages, bourreaux, victimes,
et parfois l'un et l'autre tour à tour, une curieuse empathie, comme
si cet enfer, que les combattants se sont forgé et dans lequel ils sont
reclus, trouvait correspondance avec ses interrogations et son désarroi
personnel. L'auteur se positionne ici en dehors du champ de la morale, sans jugement, à hauteur d'humain. C'est ce parti pris de neutralité curieuse, de lucidité brute, qui permet au lecteur d'essayer de comprendre l'histoire tragique et fratricide de ces peuples, sans aucune arrière-pensée. "Ce que j'aimerais, c'est que les gens ne me voient pas et que, se croyant seuls, ils se mettent à dire tout haut les pensées et les images qui les traversent. Je passerais mes jours à les écouter, et mes nuits à remplir des livres. Je serais le greffier de la vraie vie, celle de nos ténèbres, l'envers du décor que nous nous efforcerons d'offrir chaque jour, je donnerais à voir toute la machinerie de nos âmes en plein travail, cherchant une issue à tâtons, se cognant, se blessant, éructant, pleurant silencieusement parfois, mais continuant malgré tout d'espérer atteindre la lumière." L'hiver des hommes se positionne à l'exact carrefour du travail de journaliste de Lionel Duroy (reporter en ex-Yougoslavie de1992 à 1995 pour Libération et L'Évènement du jeudi) et de celui d'écrivain qu'il utilise pour exorciser ses propres angoisses. Les témoignages épars qui nourrissent le récit sur la guerre des Balkans, bien évidemment parfaitement documenté, sont restitués dans une structure éclatée, produisant une impression de désordre et de vérité crue, livrés de façon fulgurante dans toute leur violence. Comme un écho à l'absurdité, le chaos et l'horreur du drame évoqué. Et de façon plus personnelle, dans la réclusion dramatique vécue par les habitants de la petite République serbe de Bosnie qu'il rencontre, c'est son propre sentiment d'enfermement, face au contexte familial qui lui a été donné et à celui qu'il a créé, que l'auteur retrouve. L'occasion d'une belle réflexion sur le repli sur soi et le nationalisme. S'appuyant sur cette construction, par l'alternance de dialogues retranscrits
et de passages plus intimes, l'auteur parvient à donner de la chair à
l'ensemble, à rendre audibles les propos les plus terribles, à
embarquer le lecteur à ses côtés, dans son malaise ou son
empathie. Explorant avec obstination la ligne de partage entre le bien et le
mal qui a trop souvent tendance à se brouiller en période de conflit,
il renvoie chacun à ses doutes et ses responsabilités. Un livre dense, fort et instructif qui a bien mérité le prix Renaudot des lycéens obtenu en 2012. Dominique Baillon-Lalande (21/07/13) |
Sommaire Lectures Editions Julliard (Août 2012) 360 pages - 20 € J'ai lu (Août 2013) 352 pages - 7,50 €
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