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Maurice GOUIRAN


L'hiver des enfants volés



"Même s'il fait référence à des évènements historiques, ce roman est une fiction. Toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existé serait donc purement fortuite."
C'est ce que rappelle l'éditeur en tête d'ouvrage et nous allons le croire, bien sûr. Même si, ici, Maurice Gouiran nous invite à vérifier l'intérêt supplémentaire que peut avoir un roman policier lorsqu'il relate des événements qui ne sont pas seulement "en fond" mais dans une certaine mesure le sujet du livre. La dose de suspense à venir est alors comme une sorte de "cerise" sur ce gâteau de lecture. Ainsi nous allons rapidement embarquer vers ces épisodes de l'histoire qui ne sont pas des plus glorieux.

Dimanche 27 janvier : Samia, une amie de longue date, vient frapper à la porte de Clovis, journaliste à la retraite qui vit à La Varune, au cœur de sa garrigue, narrateur récurrent des romans de Maurice Gouiran. Samia est très inquiète. François, son mari et ami de Clovis, n'a plus donné de nouvelles depuis une quinzaine de jours. Elle a besoin de l'aide de Clovis.

François et lui, tous deux journalistes et souvent correspondants de guerre, s'étaient connus au Liban, trente ans auparavant. Leur amitié les avait soutenus, dans ce quotidien violent auquel ils étaient très souvent confrontés. Comme lorsqu'ils avaient été témoins, entre autres scènes d'horreurs, des massacres de Sabra et Chatila. "L'odeur méphitique de la mort s'incrustait dans nos narines et dans les pores de notre peau. Malgré sa plus grande expérience, François n'était pas en meilleur état mental que moi. Devant la caméra, il a brièvement décrit ce qu'il avait vu en édulcorant chaque terme de son récit. Les images des journaux télévisés du soir ne devaient pas couper l'appétit aux bons consommateurs."
"Nous étions tous les deux d'une génération qui avait cru un moment, l'espace d'un joli mois de mai, à un monde meilleur, à une fraternité retrouvée."

C'est aussi à cette époque, en 1982, qu'ils avaient connu Samia : "nous l'avions découverte ensemble un matin de septembre sur une plage au sud de Beyrouth." Ils l'avaient recueillie, soignée. Toute la famille de Samia avait été massacrée.
François "l'a ramenée dans ses bagages à Paris. Ils ne se sont plus quittés."

Le ton est donné et on comprend que sans hésiter Clovis va partir en Espagne chercher son ami et découvrir ce qui a pu lui arriver. Il ne peut rien refuser à Samia. "Récemment François s'est mis en tête de rédiger une série d'articles sur des évènements qui enflamment une partie de l'Espagne. […] En fait tout a débuté au printemps 2012, à la suite de l'arrestation d'une religieuse espagnole."
"Samia me confia que la relation de ce simple fait divers avait ébranlé François qui avait décidé sur le champ d'en savoir plus."
La religieuse en question "était suspectée d'être un maillon du gigantesque trafic de nourrissons qui dura un demi-siècle et se poursuivit longtemps après la mort du Caudillo."

Samia expliquera ensuite à Clovis que deux personnes qui "avaient entamé une action en justice contre une congrégation religieuse pour enlèvement" avaient trouvé la mort.
"En fait le voyage de François avait été déclenché par les deux évènements dramatiques évoqués par Samia. Les deux accidents – des meurtres selon mon ami – s'étaient déroulés deux mois auparavant […] dans cette bonne ville catalane qui m'accueillait les bras et les estaminets grands ouverts. "

Elle lui confie aussi toutes les copies d'articles de journaux que son mari avait pu rassembler. Clovis part donc sur les traces de son ami pour refaire son parcours et tenter de rencontrer les personnes qu'il a pu croiser. Barcelone, Madrid.

Il découvre rapidement l'agenda de François ainsi qu'un code secret dans une valise laissée à l'hôtel. Alors que nous suivons son périple, parallèlement nous avons accès aux dossiers "Edda" sorte de journal tenu par François depuis 2001 semble-t-il. Journal quelque peu énigmatique. Ces dossiers cacheraient-t-ils quelque chose de plus personnel ?
Samia s'était demandée "d'où venait cette obsession de François d'enquêter sur les enfances volées ?"

La voix de François à travers ses notes, les découvertes et les réflexions de Clovis, viennent nous ancrer davantage dans cette histoire. Cette possible motivation personnelle venant se tisser inextricablement avec la curiosité journalistique du professionnel lancé sur une piste historique…

Comme par exemple, celle qui n'avait pas fait l'objet d'une grande publicité, à savoir cette œuvre de Himmler : "en lançant la Lebensborn Eingetragener Verein, une société chargée de créer et d'administrer des maternités d'un genre très particulier. […] La naissance et la mort, imaginées par un même cerveau fébrile coiffé de la totenkopf…"

Comment vont s'articuler tous ces éléments ? Clovis va-t-il retrouver son ami ? Nous ne dévoilerons plus rien de leur périple, mais nous pouvons continuer à nous laisser séduire par les images et le style de Maurice Gouiran, et ce, jusqu'à la fin du roman. Car, et c'est sans doute un des aspects les plus attirants de son talent, cet auteur sait doser les moments "légers" et nous fait savourer des instants de pur plaisir. Et même si le thème est douloureux, et les détails des évènements relatés, terribles, nous apprécions avec Clovis les rues nocturnes de Barcelone, "une fiole de Pénedes bianco pour accompagner une généreuse assiette de supions à la plancha", les tapas et le vin. On ressent aussi la brise du soir et de la mer.

"Barcelone a toujours senti bon l'huile de lin, l'acrylique et l'essence de térébenthine. On ne peut pas traverser cette ville sans avoir la vue brouillée par des centaines de toiles ou de fresques murales. Dali, Picasso, Miro et bien d'autres hantent ces ruelles."

Mais nous n'en oublions pas pour autant cette pensée préoccupante que Clovis nous livre : "J'étais, pour ma part, assez pessimiste à ce sujet : le monde avait su pour la Shoah, le monde avait su pour le massacre des Arméniens, mais le monde avait une certaine tendance à oublier… Des exactions analogues […] et le monde s'était contenté de détourner pudiquement son regard de ces lieux maudits. Pour ne pas voir, pour ne pas entendre, pour ne rien avoir à dire. "

Le plaisir de lire associé à celui de comprendre, de savoir… de se révolter aussi. Un mélange intelligent et efficace.

L'écriture est large qui peut parfois être journalistique, sobre, et avec autant de mots qui frappent, que de touches fines et poétiques qui apaisent lorsqu'elles se déposent sur l'aventure douloureuse des protagonistes. Pour nous laisser alors entrevoir quelques pans d'une sensibilité à peine dissimulée.

Notre auteur marseillais pourrait bien avoir un "cousinage" avec l'auteur islandais Arnaldur Indridason quant à sa manière de visiter l'histoire et d'attiser notre curiosité tout en nous faisant profiter de sa vision sensible des êtres et des faits… Nous sommes pris entre la fiction et ces "anguilles sous roche" que tous les deux savent nous révéler et extirper ainsi des éléments troublants de l'histoire. Tout en leur portant, et nous en sommes alors les témoins satisfaits, quelques coups bien placés.

C'est aussi de cette façon que Maurice Gouiran nous a convaincus de ses talents !

Anne-Marie Boisson 
(05/07/14)    



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Noir & polar









Editions Jigal
240 pages - 18,50 €










Maurice Gouiran,

auteur d'une bonne vingtaine de romans, voit désormais chacun de ses livres nominés dans la plupart des Prix Polars.


Bio-bibliographie
de Maurice Gouiran
sur wikipédia













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