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Hakan GÜNDAY

Encore


En Turquie, dans la bourgade au bord de la mer Egée où il demeure avec son fils Gaza ("Guerre" en turc) dont la mère est décédée à la naissance, Ahad enferme dans le dépôt qui jouxte sa maison les clandestins venus d'Iran, d'Irak, de Syrie ou d'Afghanistan qu'on lui livre, avant de les convoyer, dissimulés dans un camion, jusqu'au bateau qui les conduira vers la "terre promise" grecque. À lui de parquer discrètement les clandestins plusieurs jours dans la citerne recouverte par une plaque d'égout qu'il a aménagée dans son hangar à cette fin.

« La différence entre l'Orient et l'Occident, c'est la Turquie. [...] Nous, c'était là que nous vivions. Dans un pays où les politiciens, à la télévision, rappelaient tous les jours l'importance de la géopolitique. [...] Un vieux pont entre l'Orient aux pieds nus et l'Occident bien chaussé, sur lequel passe tout ce qui est illégal. Tout cela me chiffonnait. Et en particulier ces gens que l'on appelle les clandestins... Nous faisions tout notre possible pour qu'ils ne nous restent pas en travers du gosier. Nous avalions notre salive et nous expédiions tout le contingent là où il voulait aller... Commerce d'une frontière à l'autre... D'un mur à l'autre... [...] Nous menions ces gens de l'enfer au paradis. Moi je ne crois ni à l'un ni à l'autre. Mais ces gens-là étaient particulièrement crédules. [...] La guerre sans merci que le bien et le mal sont censés se livrer jusqu'au jugement dernier est la plus grande escroquerie dont l'humanité ait jamais été victime. Il s'agissait sans doute de maintenir l'ordre public et de protéger le pouvoir en place. [...] Et quand on transportait les gens, on devait veiller à une seule chose : le nombre de personnes vivantes que l'on livrait devait être le même que celui qu'on avait réceptionnées. Savoir si ces gens-là se figuraient qu'ils fuyaient l'enfer pour le paradis n'avait pas la moindre importance. Nous transportions de la chair. Uniquement de la chair. Le rêve, la pensée ou les sentiments n'étaient pas inclus dans le prix. »
« Le passage a toujours été l'épine dorsale du commerce des êtres humains. Sans passeurs ce commerce n'aurait probablement jamais existé. C'était la phase la plus risquée de tout le processus. En comparaison, c'était un jeu d'enfant d'entasser des clandestins dans des caves, de les faire travailler dix-huit heures par jour à la fabrication de sacs à main de contrefaçon, de les entasser dans des logements, de les baiser de toutes les façons possibles. Dans le secteur du commerce des êtres humains nous avions les pires conditions de travail ! [...] C'étaient toujours à nous que s'en prenaient les expéditeurs de la marchandise, les destinataires et les transporteurs. Au moindre dérapage, c'était toujours à nous qu'on venait demander des comptes. »

« Si mon père n’avait pas été un assassin, je ne serais pas né » annonce l'enfant narrateur dès les premières lignes. Pour éduquer son fils qui dès ses neuf ans l'aide dans son business avec les migrants, le père a raconté à l'enfant comment lors d’un naufrage avec son stock de migrants il avait réussi à survivre en arrachant la bouée d'un vieil homme. C’est la loi du plus fort, celle de ceux « qui sont prêts à tout, absolument à tout, pour survivre » qui ici règne en maître.
« Un jour, je demandai à mon père : "Est-ce que nous aussi, nous pourrons partir ?" Je suppliai : "Papa, je t'en prie, partons nous aussi !"  Il me regarda. "Notre boulot, c'est d'expédier ceux qui arrivent... Pas de partir !" C'était comme s'il avait dit : "Notre boulot, c'est de tuer, pas de mourir"... » 
« Kandali était enfoui sous les copeaux, nous en étions submergés. Il va sans dire qu'il y en avait aussi dans la caisse de notre camion. C'était moi qui les répandais et les balayais. Je faisais cela si souvent que j'avais l'impression que toujours, où que j'aille, ils feraient partie de ma vie. Peut-être aurait-il fallu en répandre sur le monde entier ! Pour pouvoir nettoyer les tripes répandues un peu partout par les balles, les couteaux, les épées, et le sang des filles violées avec trois doigts, une matraque ou un pénis. Les copeaux sont magiques ! Ils absorbent et font disparaître n'importe quoi. Il suffit d'un simple coup de balai. Ils résorbent un passé de merde et préparent le terrain pour un avenir encore plus pourri... »
« Dans un livre sans intérêt, lu il y a quelques années j'ai relevé cette phrase : Le premier outil utilisé par l'homme c'est un autre homme. J'imagine qu'il n’a pas fallu beaucoup de temps pour fixer le prix de cet outil et en faire commerce. Finalement après le proxénétisme, qui est l'une de ses branches, c'est le deuxième plus vieux métier du monde. Je ne me doutais pas que nous perpétuions la tradition d'une si vieille école. Moi, je me contentais de suer et d'exécuter de mon mieux les ordres de mon père. »
Les frères Harmin et Dordor, commandants des bateaux qui emmènent les migrants en Grèce, par leur calme, leur force, leurs tatouages et leur absence totale de scrupules et de peur, fascinent l'enfant qu'ils ont pris en affection. « Si tu veux vivre vraiment, tu dois avoir un but et commencer par te débarrasser le plus vite possible de la peur de mourir qu'on t'inculque dès ta naissance. C'est à ce prix seulement que tu seras libre et découvriras le sens véritable de ton existence », lui ont-ils laissé en héritage avant d'être eux-mêmes victimes d'un règlement de comptes.

Après avoir par négligence provoqué la mort d'un Afghan nommé Cuma ("Vendredi" en turc), l'homme qui lui avait gentiment confectionné une grenouille en papier, Gaza sombre dans la culpabilité et se met à haïr ce père violent dont il ne parvient pas à se détacher affectivement. Alors il retourne sa souffrance et sa rage contre ces hommes-marchandises victimes de chantages, racket et violences permanentes qu'il a sous sa garde au dépôt, après l'école. 
« Il ne m'a fallu que cinq ans pour devenir un être terrifiant. [...]  Pourtant, j'étais encore un enfant. J'avais 14 ans et pour moi la souffrance des autres n'était qu'un jeu, ce que je vivais me semblait irréel ». « Mon projet était simple : je considérais le dépôt comme un État, le groupe serait le peuple. En jouant sur ses conditions de vie, je pourrais observer les particularités des uns et des autres et évaluer ainsi les réactions générales. Je me rendais compte que cela ressemblait à des centaines de jeux électroniques. Mais si les autres enfants jouaient à ces jeux-là, c'était sans qu'ils s'en doutent, parce qu'ils n'avaient pas un dépôt à leur disposition... »
Le jeune "Dieu des égouts" grisé de sa puissance mène diverses expériences sur le matériau humain dont il assure la surveillance, avec autant de cynisme que de curiosité, de cruauté que de désespoir. Mais parfois la mémoire de Cuma se rappelle à lui comme une conscience cachée au cœur des atrocités...

Mais un jour, un événement lui permettra de retrouver Cuma en rêve et fera basculer sa vie. Ce sera désormais à lui de trouver comment survivre…

Encore s’inspire d'un fait divers lu dans le journal : l’arrestation, sur le littoral de la mer Egée d'individus qui en Turquie fabriquaient de faux (et de ce fait inefficaces) gilets de sauvetage pour les clandestins tentant de gagner les îles grecques sur des embarcations de fortune. C'est une charge virulente de l'auteur turc contre ceux qui profitent de la détresse des migrants et du trafic de clandestins en route vers l’Europe et du pouvoir complice et corrompu qui ferme les yeux.

Mais Encore, c'est aussi le récit initiatique d'un jeune héros que la mère voulait enterrer vivant, qui cherche en vain à obtenir l'affection d'un père violent et endurci. Un gamin intelligent que le hasard et l'histoire ont placé là, qui semble prêt à basculer dans la cruauté la plus absolue mais qui porte un regard terriblement lucide sur ce qui l'entoure et que le fantôme de Cuma, d'une certaine façon, pourrait sauver.

Ce récit du héros-narrateur qui s'apparente à une confession tire sa force de son alternance de naïveté et de lucidité et trouve ici une vraie puissance d'évocation. Et le récit de Gaza qui a tout du roman d'aventures, avec ses rebondissements et ses invraisemblances, nourrit indirectement la dénonciation virulente des trafics, de l'indifférence, de l’hypocrisie générale et de la corruption des pouvoirs en place qui constituent au-delà du récit le vrai sujet du livre.
Hakan Günday signe un roman d’une actualité brûlante porté par une langue qui allie la jubilation de la langue parlée avec une tendance aussi prononcée pour la poésie que pour l'insolence acérée qui sert sa charge. Un roman coup-de-poing, dérangeant dans le réalisme de ses descriptions du trafic humain qui met à nu les mécanismes de la peur et de la domination. Les expressions peuvent y être aussi cruelles que les situations qu’elles mettent en scène mais les traces de l'innocence mise à mal et perdue, de la beauté vibrante de cette humanité si malmenée pointent parfois au détour d'un paragraphe. Et, à l'heure où des dizaines de milliers de réfugiés fuyant les guerres de Syrie et d’Irak s’embarquent depuis les côtes turques, il parvient à nous entraîner sans pathos mais non sans émotion dans une exploration intime de cette tragédie mondiale à laquelle nous assistons impuissants, apeurés ou blasés dans un récit haletant qui embrasse plus largement à la fois la misère du monde, la complexité de l'être humain capable du pire comme du meilleur et les enjeux internationaux.

Et en conclusion, pour y réfléchir plus avant, ces propos de l'auteur :
« Les réseaux ne sont pas le fléau à combattre mais la conséquence de la situation qu’il faut régler. Tant qu’il y aura une personne qui veut partir de son pays vers un autre, il y a aura quelqu’un pour lui faire payer son passage. Ce qu’il faut combattre, c’est la raison pour laquelle ils veulent quitter l’endroit où ils ont grandi, dont ils parlent la langue, où vit leur famille. »
Superbe ! Une des lectures incontournables de cette rentrée.

Dominique Baillon-Lalande 
(12/11/15)    



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Lectures








Galaade
(Août 2015)
384 pages - 24 €



Livre de Poche

(Mars 2017)
480 pages - 8,10 €


Prix Médicis
étranger 2015











Hakan Günday,
né à Rhodes en 1976, vit à Istanbul. Il a déjà publié huit romans et obtenu plusieurs prix littéraires.