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Jean HATZFELD


Robert Mitchum ne revient pas


Au printemps 1992, à Ilidža, une station balnéaire au pied du mont Igman dans la périphérie de Sarajevo, Vahidin et Marija s'entraînent en prévision des jeux Olympiques de Barcelone. Deux athlètes de haut niveau qui pratiquent le tir de compétition. La Yougoslavie est alors le pays du tir comme le Brésil celui du football et les jeunes espoirs y croient : ils seront intégrés dans l'équipe nationale et Marija remportera la médaille d'or qu'elle mérite.
Entre ces deux-là, la Serbe orthodoxe et le Bosniaque musulman, se sont tissés des liens amoureux réciproques. Leur rêve le plus cher est de devenir champions olympiques de tir et de partager victoire et amour.

Mais les Serbes encerclent et pilonnent bientôt la capitale de la Bosnie-Herzégovine et la Yougoslavie bascule dans le conflit armé. Réalité que les sportifs tentent le plus longtemps possible d'occulter pour se consacrer tout à leur projet, mais qui les rattrape.

Un soir que les hostilités s'intensifient, Vahidin se voit contraint d'emmener précipitamment sa mère et sa sœur à Sarajevo sous la protection du clan familial. Sans même avoir le temps de prévenir son amie.
"Marija retourna chez elle. A cette heure, elle aurait dû retrouver Vahidin à leur café près du Klub avant de se rendre à l'entraînement, pour en parler et du stage. Ils se montraient intarissables dès qu'ils parlaient des Jeux qui les attendaient fin juillet, leurs premiers Jeux, à Barcelone. Ils se savaient de vraies chances, ils espéraient tant l'un pour l'autre qu'ils s'impliquaient dans leur préparation avec un enthousiasme amoureux. Marija se dit que Vahidin devait songer à la même chose en ce moment, à Sarajevo, sauf s'il était trop préoccupé. Soudain, elle eut peur pour lui. Elle le savait cacou, jamais chiche d'une provocation. Ça le dopait en compétition, surtout lors des dernières séries d'une finale, quand la fébrilité gagnait ses adversaires. Mais hier, à la tombée de la nuit, qu'avait-il pu se passer face à des miliciens ? Elle se mit à l'imaginer en danger".

Quand il veut retourner à Ilidza, un barrage armé bloque la route rendant tout passage impossible.
"– Et Marija, elle a eu peur de venir ? s'étonna sa mère.
– Je n'ai pas pu y aller, pas pu la voir, c'est bloqué à Stup. Avec des barbelés, des militaires, des espèces de tueurs, je ne sais pas d'où ils sortent, murmura Vahidin."

Il se trouve donc pour un temps indéterminé, coincé dans la capitale par ce qui prend l'allure d'une vraie guerre civile, sans possibilité de retourner à Ilidza s'entraîner auprès de son amie, sans même pouvoir faire un aller-retour pour aller chercher Marija et la ramener près de lui.
Il ne parviendra, grâce à son obstination, qu'à lui faire passer un message, pour la rassurer, lui faire promettre de ne pas ralentir l'entraînement, lui confier Robert Mitchum le chien qu'ils n'ont pu embarquer en ville, l'assurer de son amour aussi.
La séparation des amants, par la guerre et leurs origines, risque d'être longue.

Dans un premier temps Marija continue à se préparer plus assidûment que jamais pour les JO, unie par la pensée à son compagnon de jeux aujourd'hui éloigné.
"Tous les soirs, dans son lit, Marija feuilletait des bouquins sur Barcelone. Descendre la Rambla avec Vahidin et s'arrêter a? une terrasse de la Plaça Reial pour prendre un verre de penede?s ou manger des tapas. Marija notait en marge des livres ce qu'elle estimait incontournable. Ils visiteraient la Sagrada Fami?lia et monteraient au parc Güell. Elle lisait tout ce qu'elle trouvait sur Gaudi. Ils fonceraient le premier jour a? la plage de la Barceloneta, elle ne s'était pas baignée depuis si longtemps. L'envie de retrouver Vahidin la submergeait. Peut-être passeraient-ils tout leur temps dans les stades. La tension de la compétition la reprenait. Elle améliorait son lâcher de détente grâce a? son travail avec l'entraîneur Josip, elle optimisait ses sensations a? un niveau jamais atteint, elle se savait affûtée. Chaque matin, en voyant la peluche du loup sur le haut de son étagère, elle piaffait d'entrer dans l'arène olympique."

Mais la situation locale est de plus en plus tendue. Son amie d'enfance voit derrière chaque Bosniaque un moudjahid et reproche à Marija de persévérer dans ses amours avec le musulman, l'accusant de trahir ainsi les siens. Alors quand il devient clair que le pays en pleine explosion ne sera pas présent aux JO et que les membres du club se dispersent, Marija choisit de vivre à l'écart du tumulte, acceptant un poste d'ingénieur des Eaux et Forêts dans la montagne proche. Un exil en pleine nature où, accompagnée de Mitchum, seul lien tangible dorénavant entre elle, Vahidim et sa famille, elle peut poursuivre ses exercices en solitaire. Pour ne pas baisser les bras, ne pas se perdre elle-même en perdant son niveau, pour affirmer ainsi symboliquement la seule appartenance qui lui corresponde, celle à l'équipe nationale de tir sportif en compagnie de son coéquipier de cœur.

Vahidin, lui, emporté par les événements, a tourné la page déjà. Ses amis d'enfance retrouvés lui ont fait comprendre que l'heure n'était plus à l'entraînement et à la compétition mais à la défense de la communauté et à travers elle de sa propre vie. L'ancienne ville olympique envahie par les tanks et les hordes de miliciens, harcelée par le crépitement des rafales de kalachnikovs, se transforme peu à peu en ville martyre. Ce n'est que le commencement d'une guerre qui durera plusieurs années, déchirant la Bosnie et avec elle, l'ensemble du pays voire l'Europe entière.
Sur place déjà les mentalités changent, les communautés jusque-là mêlées s'échauffent, prêtes à s'entre-déchirer.
Le danger est dans la rue. La peur suinte des murs et gangrène les esprits. D'aucuns se barricadent chez eux n'osant plus sortir, d'autres dénouent leurs angoisses dans les bars, se réchauffant à la flamme de la communauté, mais nul ne se démarque du discours ambiant et n'échappe à la défiance généralisée qui gagne toute la population. La chasse sauvage au traître ou à l'ennemi potentiel est ouverte et tous les coups sont permis pour se défendre.

Honorer son pays par ses prouesses à la gâchette dans des compétitions sportives, n'est plus d'actualité. Fini les exercices au stand de tir avec la Feinwerkbau légère et intuitive que Marija connaissait si bien. Au rencart l'Anschütz, moins subtile mais plus fiable, qu'utilisait Vahidin. Ce sont de nouveaux modèles qu'ils auront bientôt l'un et l'autre pour instrument. Pris en otage par les militants de chaque bord qui pareillement condamnent leurs amours en lorgnant sur leurs compétences de tir exceptionnelles, envisageant vite le bénéfice à tirer pour leur camp, ils se retrouvent enrôlés l'un et l'autre à viser des cibles d'une autre nature pour prouver leur loyauté et préserver leur vie.

Vahidin est le premier à accepter de faire le "dénicheur" pour les siens, c'est-à-dire à repérer et éliminer les snipers serbes qui, cachés dans les immeubles abandonnés, balayent l'artère principale de la ville de rafales meurtrières, abattant tout ce qui bouge sans distinction aucune.
Le tireur d'élite apprécie la précision et la puissance du Dragunov tout neuf qu'on lui confie et effectue ses missions sans états d'âme. Quand il visait ceux-là mêmes qui s'en prenaient majoritairement aux populations civiles pour les éliminer à leur tour, aucun sentiment de vengeance ne l'habitait, ou de haine. Non, il ne ressentait que l'exigence et la satisfaction de la précision technique et du travail bien fait, et "n'éprouvait ni malaise, ni angoisse, ni même soulagement, il se sentait simplement tranquille". Une recrue de talent dont la tête sera vite mise à prix par les ennemis.

La même proposition est faite à Marija que l'armée est venue dénicher du fond de sa forêt. Elle a des dons exceptionnels pour le tir qu'elle se doit de mettre au service de la Serbie. "La politique est sale, ce n'est pas nouveau. Les Musulmans sont sales, quoi que tu en penses. Les journalistes sont crasseux. Tu voudrais que nous les Serbes fassions une guerre nickel chrome ?" En compensation, elle pourra bien évidemment continuer son entraînement pour les JO.
Marija, qui n'a pas vraiment le choix, les suit.
Elle est tout d'abord affectée à la sécurisation de certaines zones stratégiques. Un rôle défensif qu'elle assure avec en main un Zastava, équipé de la "Rolls Royce des balles", qu'elle apprend à domestiquer. Ensuite, elle rejoindra les snipers pour s'y distinguer, bien évidemment.
"Elle capta dans sa lunette la forme noire d'une carrosserie. Le phare rouge d'un imprudent coup de frein l'aida à visser sa mire sur le pare-brise. Elle tira, une seule balle. La voiture disparut trop vite derrière les immeubles pour qu'elle puisse discerner une modification de sa trajectoire. Mais elle sut avec certitude qu'elle avait atteint la vitre au niveau de la tête d'un éventuel passager à côté du conducteur. Elle posa le fusil et attrapa un paquet de bonbons. Les flocons blanchissaient la nuit et les trottoirs. Elle eut la flemme de reprendre, la neige l'attira dehors."

Le désolant spectacle offert par la guerre, ses embuscades, ses blessés et ses morts, ses explosions et ses véhicules en feu, deviendra désormais leur quotidien. Et les ex-amants, hier côte à côte, aujourd'hui face à face, tireurs d'élite planqués dans des immeubles lépreux et condamnés à la solitude derrière des fenêtres sans vitre, retrouvent le même sentiment du travail bien fait, la même concentration sans faille, la même précision, quand ils pointent dans leur viseur les cibles humaines qu'il leur faut neutraliser.

Quand une diva américaine vient à Sarajevo avec une délégation officielle pour apporter un message de paix, tout le monde est sur les dents. Elle est chargée de la prendre en charge dans sa mire de sa descente d'avion à son départ. Lui, de son côté, également. Ce n'empêchera pas la chanteuse d'être prise pour cible et de s'effondrer blessée. Qui a osé tirer ? Marija a été aperçue derrière une fenêtre à proximité du lieu de l'attentat. Des témoins affirment avoir vu Vahidin rôder dans les parages... Les deux champions seront donc pareillement suspectés par la rumeur d'être l'auteur de ce tir scandaleux.

Dans ce chaos, il y a aussi des journalistes majoritairement anglo-saxons mais aussi trois Français, venus rendre compte au monde. Ils vont d'un camp à l'autre, rencontrent des combattants, des fanatiques et des assassins, mais aussi des hommes réduits au rôle de marionnettes, des habitants affamés et terrorisés, des familles éplorées, des représentants de l'ONU désarmés, incapables d'assurer la sécurité des civils dans de telles conditions.
Quant aux deux tireurs d'élite, il leur faudra attendre les Jeux Olympiques de Sydney, pour se recroiser....

Jean Hatzfeld, qui connaît bien son sujet pour avoir couvert la guerre des Balkans pour Libération et y avoir été victime d'une blessure à la jambe due à un sniper, a choisi cette fois de passer par le filtre de la fiction pour aborder cette tragédie contemporaine à hauteur de ceux qui l'ont vécue.
Ne pas s'attarder sur les massacres, les viols, les exactions déjà dénoncés ailleurs mais reconstituer l'histoire de ce conflit par le biais de deux villes bosniennes distantes d'à peine plus de dix kilomètres, Ilidža et Sarajevo, soudainement transformées en deux territoires ennemis avec, en écho, celle d'un couple composé d'un Roméo bosniaque et d'une Juliette serbe, unis par leur passion commune pour le tir de compétition.
L'écrivain referme sur leur amour le piège de Sarajevo pour privilégier ensuite le récit des actions (ou les circonstances qui les a générées) de chacun de ces snipers enrôlés malgré aux dans un conflit qui les dépasse, au plus près de leur trajectoire, en se situant alternativement de chaque côté de la barrière. L'auteur ne s'embarrasse pas plus de psychologie que du sentiment amoureux, mais s'appuie sur les connaissances acquises lors de son expérience de journaliste sportif pour décrire avec précision la passion pour le tir qui a réuni ses protagonistes, celle aussi qui les séparera quand chaque camp les instrumentalisera à son profit. Tirer à la guerre n'est pour eux qu'un exercice de plus où ils se doivent de retrouver la précision et l'efficacité qui faisaient leur excellence en salle. Peu importe qu'à travers le viseur apparaisse une silhouette et qu'un homme se soit substitué à la cible en carton. Seul compte l'absolu de l'acte, déconnecté de son contexte guerrier et de ses conséquences. Au-delà même de l'attachement profond que les deux tireurs d'élite portent à leurs instruments voire de la jouissance et de la sérénité qu'ils en tirent, les descriptions des différentes étapes de sa mise en œuvre (préparation, mémorisation des gestes, position de l'objet et du corps, résistance de la détente, apnée au moment du tir...), semblables en compétition ou sur le terrain du conflit, sont, dans le roman, autant de moments formidablement suspendus, qui permettent au lecteur comme aux tireurs d'oublier la guerre elle-même, d'éprouver une densité de l'instant toute particulière. "Le monde se résume au petit rond noir de la cible au bout de la lunette".

Ce contraste, entre une humanisation chaleureuse du récit incarnée par ce jeune couple qui déborde de confiance, d'amour, d'espoirs et de vie et la présence glaçante des armes envisagée en toute neutralité par leurs qualités mécaniques et non comme instrument de violence et de mort , est sans aucun doute un des éléments majeurs de la dramatisation du récit. Une incarnation magistrale de l'aveuglement, de l'absurdité et de la barbarie de la guerre. Feu et Glace, Amour et Haine, comme les tatouages que le personnage joué par Robert Mitchun porte sur ses mains dans La nuit du chasseur, s'y confrontent.
Le chien du même nom, passé de la famille de Vahidin à la protection de Marija, de tout cela n'en a cure. Il continue à courir aux côtés de Marija la Serbe, comme il le faisait avec Vahidin le Bosniaque sans se soucier de leurs origines ethniques ou religieuses, témoignant d'une affection simple pour ses maîtres et d'une aptitude à la jouissance de l'instant que les humains pourraient lui envier.
La sensualité affleure parfois, dans les passages où Vahidin et Edina se croisent, lors des déambulations nocturnes de Vahidin dans Sarajevo, ou dans la relation presque animale que Marija entretient à la nature ou à son arme.

"Quand on est agressé, qu'on est sur la défensive physiquement ou culturellement, tout se rétracte, régresse. J'ai voulu montrer comment la guerre abîme les gens pris dans un engrenage qu'ils ne maîtrisent pas et comment ils vont en sortir meurtris..." a expliqué l'auteur dans une interview sur France Culture.
Loin des images caricaturales qui ont pu circuler sur cette guerre fratricide qui manipulait aussi bien les populations que l'opinion internationale, ce roman, écrit avec simplicité et sobriété, sans jugement ni manichéisme, dans le respect de chacun, se contente de nous mettre face à la détresse des habitants assiégés, tous victimes d'une guerre complexe, sans règle et sans éthique, dont les clefs leur ont échappé.
Relativement court et structuré en rapides chapitres avec alternance des voix entre Marija et Vahidin, le roman est animé d'un rythme vif qui porte le lecteur de bout en bout. Ce livre à la fois profond et délicat, assurément poignant et surprenant parfois par sa sécheresse du ton et la précision des termes, touche sa cible.
Une belle illustration du pouvoir de la fiction : tout est inventé et pourtant, tout sonne vrai et juste. Du bel ouvrage. A lire absolument !

Dominique Baillon-Lalande 
(06/11/13)    



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Lectures









Gallimard

(Août 2013)
240 pages - 17,90 €




Folio

(Février 2015)
256 pages - 7 €














Jean Hatzfeld,
né en 1949, a été grand reporter et correspondant de guerre, une expérience qui a nourri ses romans et récits. Il a obtenu une dizaine de prix dont le Médicis 2007 pour La stratégie des antilopes.












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