Retour à l'accueil du site





Hubert ANTOINE


Danse de la vie brève



C'est à travers son journal intime couvrant l'année 2006 que nous découvrons Melitza, une jeune Mexicaine de vingt-trois ans.
Dans trois carnets successifs, elle raconte sa rencontre avec Evo, le vagabond aztèque au « visage comme une espèce de cendrier en terre cuite dans lequel un riche bijoutier aurait laissé un pourboire de deux saphirs », venu par hasard à Guadalajara dans le bar où elle travaille. Une rencontre qui fera basculer sa vie : lors d'une virée nocturne dans un parc public à déguster une décoction de cactus aux propriétés hallucinogènes préparée par l'indien, ils sont en compagnie de  son père, interpellés puis kidnappés et violentés par quatre policiers. L'affaire tourne mal et tous trois partent en  cavale au bord de l'océan Pacifique dans une zone sauvage où ils resteront cachés plusieurs mois, dans une absolue solitude.
Mais, dans cet éden de carte postale où la présence attentionnée et lumineuse mais trop chaste d'Evo éblouit autant qu'elle frustre la jeune femme amoureuse, le trio commence à s'ennuyer. C'est donc à point nommé qu'Adrian, ami de Miguel (le père) depuis la répression sanglante des mouvements étudiants de 1968 à Mexico, vient leur proposer de rejoindre Oaxaca où Toledo, un peintre de ses amis, pourra les accueillir. 
C'est en juin 2006 dans une ville en pleine ébullition, car le mouvement amorcé par les enseignants a pris des allures de soulèvement populaire, qu'ils arrivent. La population unie, inventant une nouvelle forme de démocratie, a décidé de mettre le gouvernement à la porte, formé des barricades pour se protéger, envahi la radio locale et mis en place une « commune libre autogérée ». Le troisième carnet est donc celui de cette révolution en marche à laquelle Melitza, fascinée, a décidé de participer à sa manière : faire la lecture aux enfants qui n'ont plus école tandis que leurs parents luttent.
Mais « être au milieu d'une insurrection nourrit le sentiment que l'on vit plus intensément. Bien que dans le bouillonnement, le spaghetti ne joue pas au dur très longtemps. » Et quand les rires de la fête de Guelaguetza et ses trois jours de liesse, d'euphorie et de désordre, s'éteignent, alors que le gouvernement local prépare la riposte et envoie des mercenaires semer la terreur en tuant au hasard ceux qu'ils croisent, les premiers dérapages apparaissent...

Sous les abords du journal intime, c'est le destin d'une jeune femme libre, naïve, idéaliste, amoureuse, confrontée physiquement, personnellement et intellectuellement à la violence, qui nous est révélé. Et si dans ce journal intime la fougueuse Melitza nous livre bien naturellement ses émois, ses rêves, ses révoltes, ses colères ou sa passion, elle y laisse également une part importante à ce père qu'elle vénère. Cet ancien prof de philo anticonformiste, idéaliste, passionné de littérature et obsédé par le sexe, qui a élevé seul ses enfants (la mère étant morte en accouchant de Melitza), leur donnant une éducation ouverte entre autonomie, goût de la vie, respect des désirs et liberté, lui a pense-t-elle, légué sa force. Celui-ci intervient d'ailleurs, par des commentaires et un épilogue, dans le récit consigné par la jeune femme.  

C'est aussi, dans cette atmosphère très particulière de la « commune » d'Oaxaca, entre joie et exubérance, solidarité, débats et actions politiques, mais aussi règlements de comptes expéditifs, violence et danger, la réalité d'un pays à la fois traditionnel et en permanente mutation, multiraciale et multiculturelle, complexe et rebelle, épris de liberté mais miné par la corruption et ses démons sanguinaires de façon endémique, qui nous est ici (et surtout) magistralement narré.

Danse de la vie brève  c'est donc à la fois le tableau d'un pan de l'histoire du Mexique restitué à la façon du roman d'aventures, l'histoire d'un « amour fou » d'une hispanique décomplexée et sensuelle pour un fascinant et sauvage chaman amérindien, et une réflexion sur l'éducation et la révolution qui viennent s’enchevêtrer.

L'écriture qui porte ce récit pluriel est fluide, riche, sait se faire lyrique ou percutante et je ne résiste pas, pour que vous en goûtiez la musique à vous en livrer un passage :
« J'aime mon pays. Je ne l'aime pas parce que Zapata nous a promis la liberté, ou parce que Lazaro Cardenas a révélé que nous étions un grand producteur de pétrole, je ne l'aime pas pour ses frontières volées, pour les massacres et les épidémies de la conquête ni pour les cœurs sanglants offerts au soleil, je ne l'aime évidemment pas parce que Lorena Ochoa est une des meilleures joueuses de golf du monde […], je ne l'aime pas, ce pays, sous son drapeau sacré et son sacré taco, pour l'argent des mines de Taxco et les hôtels de Cancun, ou parce que six des sept tortues marines existantes viennent pondre sur nos plages. Non, la fierté est une perte de temps et le nationalisme un tiroir dans lequel se rangent les solitudes stériles.
Un pays c'est l'éducation par les chemins, les rires et une musique meilleure que le silence. C'est quelques souvenirs qu'il est bon d'arroser de bavardages, la nostalgie sans le violon. Le mot famille sans le sang. Une manne de linge coloré. Des étoiles en confettis bleus... »    

Hubert Antoine parvient avec ce premier roman nimbé par la jeunesse, l'enthousiasme et la légèreté de son héroïne moderne au destin tragique, à mêler intimité et politique, sans masques ou faux fuyants et avec brio.
Cette ode à la liberté somptueuse est dédiée en postface à Bradley Roland Wheyler, « reporter qui parcourait le monde depuis les manifestations de Seattle jusqu’à Caracas, en soutien des Indiens de la forêt de Perijd », mort lui-même à Oaxaca, « le même jour que l’héroïne de ce roman et dans des circonstances similaires ». Hubert Antoine achève son livre par ces mots  : « Nous avions exactement le même âge et Brad Wheyler a choisi de consacrer ses années à la conscience tandis que j’écrivais assis sur une chaise. Le moins que mon confort puisse faire est de lui dédier ce livre. »

À lire absolument.

Dominique Baillon-Lalande 
(02/03/16)    



Retour
Sommaire
Lectures




Verticales

(Janvier 2016)
240 pages - 19,50 €












Hubert Antoine,
né à Namur en 1971, vit au pied du volcan de Tequila, au Mexique. Il a publié plusieurs livres de poésie aux éditions Le Cormier, un recueil de textes en prose aux éditions Verticales, Introduction à tout autre chose (2006), ainsi que récemment Comment je ne suis pas devenu poète (La Lettre volée, 2014). Danse de la vie brève est son premier roman.