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A. IGONI BARRETT


Love is Power, ou quelque chose comme ça



Les neuf nouvelles de ce recueil se déroulent dans le Nigéria d’aujourd’hui et mettent en scène des personnages de tous âges et de toutes conditions, des enfants, des personnes âgées, des policiers, des professeurs ou les voyageurs d’un bus mal climatisé sans oublier les spécialistes de l’escroquerie informatique qui font des ravages parmi les internautes trop naïfs. L’auteur évoque avec un grand talent et beaucoup de tendresse une vie quotidienne rendue encore plus difficile par la misère, la violence, la corruption et où l’exil reste une solution pour une partie de la jeunesse

Le recueil s’ouvre sur l’histoire de Maa Bille, une femme qui vit seule et doit se faire opérer de la cataracte. Qui pourra l’accompagner à l’hôpital ? Trois de ses enfants sont partis en Chine, en Angleterre ou aux Etats-Unis et une de ses filles est devenue évangéliste dans le Nord musulman du pays. Il en reste une qui habite encore la même ville, Poketo, mais elle est trop occupée et perturbée pour s’occuper de sa mère parce qu’elle vient de virer son mari qui a mis la bonne enceinte. Maa Bille revoit tout ce qu’elle a fait pour ses enfants et petits-enfants et bien sûr ne regrette rien. « Tout ce qu’elle avait donné, elle l’avait donné parce qu’elle le voulait. » Finalement, là encore, elle trouvera une autre solution.

Des histoires de familles, il y en a plusieurs dans le recueil qui éclairent les relations parents-enfants, au sein du couple ou entre cousin et cousine de multiples façons. On y trouve beaucoup d’amour mais aussi de la violence surtout quand la misère et l’alcoolisme font reposer sur les épaules d’un gamin de quatorze ans des responsabilités bien trop lourdes pour son âge. C’est alors la haine qui peut germer en lui et l’amener à des actes qu’il a du mal à comprendre lui-même.

La violence est très présente au quotidien et les gens qui ont une maison font tout pour la sécuriser au maximum. D’autant plus qu’il est difficile de compter sur la police qui se livre elle-même à toutes sortes d’exactions avec un grand sentiment d’impunité et de toute-puissance de l’uniforme. Le racket des automobilistes, la corruption, les relations sexuelles gratuites avec les prostituées, le passage à tabac au moindre signe de résistance sont monnaie courante mais la violence des militaires n’est pas moindre y compris à l’encontre des policiers et l’auteur nous fait assister à des scènes pas très rassurantes sur le comportement des forces de l’ordre.

Le rapport à l’argent et le besoin pour les jeunes d’en gagner très vite apparaît aussi et notamment dans cette nouvelle où Samu’ila, un garçon de quinze ans a trouvé sa voie dans l’arnaque informatique. Quand il a dit à son père qu’il voulait passer sa vie à surfer sur Internet devant un écran d’ordinateur, le père a répondu : « Fais ce que tu veux, mon fils, mais surtout fais en sorte de gagner de l’argent en le faisant. » Alors Samu’ila ne s’en prive pas. Il détient onze comptes mails différents, sous des identités et des nationalités différentes, et sait parfaitement s’introduire frauduleusement dans les sites de tchat en ligne. Grâce à son clavier, il devient une veuve éplorée ou une jeune vierge de quinze ans susceptibles d’appâter les internautes trop naïfs prêts à mettre la main au porte-monnaie pour aider ou convaincre l’élue de leur cœur. La nouvelle est joliment titrée Chasseur de rêves

Les relations amoureuses sont aussi au cœur de plusieurs nouvelles, parfois tendres mais pas toujours, et certaines mettant en scène de très jeunes filles comme l’histoire de ce professeur ayant des relations sexuelles avec plusieurs de ses élèves mais dont l’une notamment, à seize ans, a déjà avorté deux fois mais reste très attachée à lui ou cette autre nouvelle où un homme est amoureux, platoniquement, de sa cousine depuis qu’elle a neuf ans.

Ce qui ajoute au plaisir de la lecture c’est la présence des dialogues ou des nouvelles écrites à la première personne où l’on « entend » les voix des personnages qui s’expriment avec les formes propres à la langue parlée. Ainsi lorsque le client d’une buvette intervient pour que la tenancière accepte de vendre de l’alcool à un jeune garçon : Madame Glory fit volte-face et le pointa du doigt. « Toi là écoute-moi, et écoute-moi bien – faut pas venir mettre ta bouche gâtée dans l’affaire ooo ! Je ne vais jamais servir boisson à un petit ici. Si le garçon là cherche sa propre mort – à ce moment-là elle se tourné vers Dimié Abrakasa, l’index dardé comme un poignard –il n’a qu’à aller trouver la buvette de quelqu’un d’autre. C’est pas mon bizness que Satan va utiliser pour détériorer l’enfant d’une autre. »  Dimié n’aura pas le temps d’expliquer que c’est pour sa mère qu’il doit acheter de l’alcool parce qu’il va s’apercevoir qu’on lui a déjà volé son argent dans sa poche…

Ces neuf nouvelles constituent un ensemble très cohérent en multipliant les regards sur la société nigériane actuelle, en mettant en scène une grande diversité de personnages détestables ou attachants et en jouant sur plusieurs niveaux de langue orale et écrite. Un grand plaisir de lecture et une découverte passionnante de la vie à Lagos aujourd’hui. Un auteur de grand talent à découvrir,  et à suivre dès que son premier roman sera traduit en français.

Serge Cabrol 
(29/10/15)    



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Zulma

(Septembre 2015)
352 pages - 18 €


Nouvelles traduites de l’anglais
(Nigeria)
par Sika Fakambi






A. Igoni Barrett,
né au Nigeria, en 1979, a déjà publié deux recueils de nouvelles et un roman. Love is Power, ou quelque chose comme ça est son premier livre traduit en français.