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Drago JANČAR

Six mois dans la vie de Ciril


« Qui mord ? Le chien mord la main qui le nourrit. La main poilue qui organise le monde, qui mène le monde : elle jette de la monnaie dans l’étui à violon du musicien de rue. »

Ciril est violoniste dans un orchestre qui, tous les soirs, à Vienne, dans une cave, joue du Klezmer. « C’est de la bonne musique juive, un peu sentimentale mais gaie aussi, pour les mariages. » Ses finances sont tellement basses qu’il joue aussi dans le métro, du Mozart.

C’est là que Štefan Dobernik, un homme d’affaires, slovène, comme lui, le rencontre et le ramène à Ljubljana. Pourquoi ? Parce que Ciril  est fatigué de son colocataire chômeur et geignard et de sa propre précarité, même si l’orchestre où il excelle  lui fait oublier sa misère. Parce que le printemps le rend nostalgique de Milena qu’il a aimée du temps, pas si lointain, où il était étudiant en ethnologie tout en rêvant de devenir un grand violoniste. Pourquoi ne pas suivre cet homme chaleureux, lui-même en pèlerinage à Vienne, sur les traces de sa jeunesse enfuie ?

C’est le printemps et l’on va suivre pendant six mois l’ascension et la dégringolade de ce jeune musicien qui va endosser, sans poser de questions, le costume de « secrétaire-conseiller » d’un homme riche et puissant qui trafique dans l’immobilier.

« Au fond, ce n’est pas mal, avait-il pensé, tu voyages par ici par là, […] tu livres des papiers à des gens […] Et tu es payé pour tout ça. Tu circules ça et là, tu n’es pas assez sot pour ne pas savoir que ces gens entretiennent de mystérieuses relations d’affaires, c’est dans la nature de ces affaires qu’il se passe toujours quelque chose en cachette, tous les éléments ne sont pas à mettre sous les yeux du public […] Des baraques en feu et des corps carbonisés. Mais ça ne te regarde pas […] Est-ce que c’est ce que tu voulais dans la vie ? […] Peut-être que non. Mais tu auras de l’argent. Et avec lui le pouvoir sur ta vie. […] Et le violon ? Il remua les doigts, est-ce qu’il maîtrise encore les positions sur les cordes tendues sur la touche ? Quelque chose le picota dans la poitrine. Le violon, c’est la beauté, mais c’est aussi du labeur, les exercices sans fin, le labeur, c’est l’asservissement, après le labeur, la catastrophe menace, le fiasco devant une salle pleine, tu veux ça ? Ou pire : une salle vide. La cave vide de Vienne dans laquelle joue le Sejny Klezmer Band. Et la station de métro encore plus vide dans laquelle résonne le rondo Alla Turca de Mozart. »

Malgré une apparence de réussite sociale fulgurante, au fur et à mesure des saisons qui passent,  tout se délite dans la vie de Ciril : parce qu’il trahit ses vraies aspirations, la musique, parce que ses amours et ses amis ont bien changé et l’ont oublié, parce qu’il joue dans une cour dont il ne connaît pas les règles, en six mois, il va tout perdre. Mais cette défaite  n’est-elle pas  annoncée ? N’est-elle pas la suite logique, comme dans La Plaisanterie, de la lézarde infligée à  « l’édifice » Ciril par un de ses professeurs durant ses études et qui, en fait, va saper tout l’édifice ?

 Le récit garde une distance entomologique vis-à-vis de Ciril et des personnages qu’il croise : ils sont observés, décrits, classés, soit du côté des nantis, puissants et malhonnêtes comme Štefan Dobernik, ou blasés et désespérés comme la femme et la fille du même Dobernik, soit du côté des loosers : obéissants et utiles, comme lui, ou scrupuleux et jetés.

« Il annoncerait à Dobernik qu’il partait, merci pour tout. Il faut savoir dire non à Dobernik. […]Si on ne résiste pas à Dobernik, on dégringole avec lui […] il trouvera une solution avec la vie compliquée. Qui était tout à fait simple, il y a encore quelques mois, au printemps. Pas vraiment facile, c’est vrai, car le manque d’argent était chronique dans cette vie, mais il y avait de la musique, du klezmer et du jazz et aussi un peu de Mendelssohn en exercice, il y avait Ewa et le printemps viennois. Et maintenant tout ça : une forêt sombre et l’humidité qui tombe sur cette route au nom bizarre où l’on voit le reflet des lampes au néon sur l’asphalte mouillée. »

Un livre qui, tout en renouant avec les anti-Rastignac, ces héros balzaciens, flaubertiens, stendhaliens, fourvoyés, dont l’ascension fulgurante « dans le monde » n’a d’égale que leur chute, a la cruauté moderne de Kundera.

Sylvie Lansade 
(22/11/16)    



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Phébus

(Août 2016)
208 pages - 23 €



Traduit du slovène par
Andrée Lück Gaye










Drago Jančar,
né en Slovénie en 1948,
a connu la prison pour opposition au régime de Tito. Scénariste, éditeur et écrivain,  il est l’auteur d’une quarantaine de livres (romans, nouvelles, essais et pièces de théâtre).



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