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Valter Hugo MÃE

L'apocalypse des travailleurs


L'action se passe au nord du Portugal, dans une grosse bourgade située à 250 km de Porto près de la frontière espagnole.

Maria da Graça est une quarantenaire qui fait des ménages au noir. "Pendant que d'une main elle astiquait la maison, de l'autre elle astiquait l'ego impérialiste de son patron."
Celui-ci, Monsieur Ferreira, hautement cultivé, aisé mais avare, qui se veut à gauche sur l'échiquier politique, est "un amateur d'art et de fesse" qui abuse d'elle sexuellement mais aime également partager avec elle sa passion pour Rilke, Goya, Bergman, Proust, Pessoa ou Mozart, qu'il lui fait découvrir. L'employée qui n'a pas l'habitude d'être considérée comme une femme désirable ni comme un être capable de penser, en est perturbée mais séduite.
Mais, même si son marin de mari est absent plus souvent qu'à son tour ne lui laissant même pas de quoi pourvoir aux frais domestiques, si entre cet homme simple, grossier et insignifiant, et elle il ne reste plus que l'ennui et la frustration, que la soupe qui l'attend pour son retour au bercail est coupée avec de l'eau de Javel, celui-ci n'en est pas moins officiellement son époux et encore vivant.

Alors que Maria fait un jour un extra ailleurs, son patron se suicide en se défenestrant.
Déboussolée, celle dont il était finalement toute la vie, qui se voyait déjà dans ses rêves devenir son épouse, décide de mourir d'amour pour le rejoindre. Alors, toutes les nuits dans son sommeil, elle tente d'entrer au paradis pour le retrouver. Mais l'affaire s'avère plus compliquée qu'elle ne l'avait envisagée : les abords de la célèbre porte gardée par saint Pierre sont encombrés de marchands de souvenirs qui gênent l'accès et le Gardien des lieux une fois atteint s'avère un cerbère intraitable. Maria da Graça abattue, en conclut que ce "salaud de saint Pierre est au courant de ses turpitudes".
Il est vrai que pour ce patron qui la violait à l'envi, la domestique se sentait finalement prête à trahir à la fois son mari et sa classe tant celui-ci l'aidait à se sentir exister, tant le monde dont il entrouvrait les rideaux la charmait.
"Ce vieux bonhomme en se servant d'elle l'avait aussi menée au plus près de ce qu'était être un humain, se préoccupant de l'instruction de son âme en ce qui concernait les choses de l'esprit, celles qui étaient réellement enrichissantes."

Mais celui qui aimait la mettre dans on lit et en lequel elle avait mis tous ses espoirs ne l'a apparemment même pas couchée sur son testament. La femme, privée d'employeur, se trouve contrainte pour survivre de rechercher et d'accepter les rares propositions de ménage qui se présentent en cette période de chômage.
Elle accompagne parfois aussi Quitéria, une amie proche qui exerce le même métier qu'elle, pour jouer les pleureuses rémunérées lors des obsèques traditionnelles dans les villages. ''Je ne peux me payer que la mort, la vie est trop chère pour moi.''
Quitéria, célibataire et libérée, améliore depuis longtemps son ordinaire avec les enterrements et, si nécessaire, quelques passes clandestines mais choisies et, en bonne copine, elle partage volontiers petits jobs et carnet d'adresses.

Mais la copine moderne, libre et pragmatique, tombe sous le charme d'un de ses clients, un émigré ukrainien de vingt ans de moins, beau comme un dieu mais englué dans une misère égale à la sienne et flanqué d'une histoire familiale encombrante.
Andriy loge dans un minuscule appartement avec plusieurs de ses compatriotes entassés, "comme des corps bruts, sans intimité aucune, qui cohabitent sans vraiment vivre ensemble, et qui déchargent leurs pulsions dans des relations anonymes avec les prostituées". Perdu dans ce pays dont il ne comprend qu'à peine la langue, il ne sort que pour travailler, acceptant les emplois les plus durs pour pouvoir envoyer un peu d'argent chaque mois à ses parents restés en Ukraine. Pour résister, il a entrepris de se blinder contre tout sentiment dans "une progressive métallisation de son corps", s'abîmant dans le rêve d'un retour au pays près des siens une fois les poches pleines.
Enfin, avant, quand il ne connaissait pas encore Quitéria...

Mais si, dans leur pays touché par la crise, l'existence de tous est difficile, l'entraide existe entre les deux amies qui se confient l'une à l'autre leurs attentes, leurs doutes, leurs émois amoureux, la révolte ou l'amertume qui les gagnent.
Quitéria la conquérante aime Andriv, Maria la naïve est toujours amoureuse de son patron défunt et finalement l'une et l'autre, portées par l'amour et une détermination hors du commun, finissent, chacune à sa façon, par prendre leur destin en main.

C'est le tableau d'une Europe en pleine récession, d'une société déliquescente qui a perdu tout repère et toute valeur, où les petites gens se débattent dans la précarité et la misère, que l'auteur nous brosse ici.
Dans ce tableau du Portugal populaire, l'intrusion des épisodes ukrainiens vient ajouter comme une épaisseur, un écho, à la férocité économique et sociale à laquelle les humbles sont confrontés bien au-delà des frontières du récit.
L'exploitation, la violence, les tromperies, l'individualisme, le manque d'argent, la situation en Ukraine et le mal du pays, sont des thèmes qui s'incrustent au fil des pages comme l'odeur de la pauvreté s'accroche à leurs vêtements.
Pour les trois protagonistes, qui tous sont contraints à leur manière (ménages, travaux du bâtiment ou prostitution) de vendre leur corps pour se nourrir en risquant parfois d'y perdre leur âme, qui sont arrivés si bas qu'ils ne peuvent tomber plus profond, la survie ne tient qu'à l'obstination et au rêve. Aussi se livrent-ils tous à une quête obstinée du bonheur.

Les portraits de cette classe ouvrière qui tente de troquer l'angoisse au quotidien et la précarité pour un idéal de bonheur que seul l'argent pourrait leur apporter mais que seul l'amour parvient à sauver, sont directs, sans pathos ni complaisance.
C'est l'humour et la truculence qui servent à camper ces personnages pleins de vitalité malgré la misère qui tente de les écraser. Des personnages qui auraient plu à Jorge Amado, croqués avec sensualité et bienveillance.
La satire sociale, elle, est féroce et sans appel.

Le style est vif, rythmé par les voix qui s'entremêlent, avec une fluidité particulière due à l'absence de virgules et de majuscules.

La fresque est riche et haute en couleur et on prend grand plaisir, jusqu'à la dernière ligne, à la découvrir.

Dominique Baillon-Lalande 
(22/07/14)    



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Métailié

(Août 2013)
208 pages - 18 €



Traduit du portugais par
Danielle SCHRAMM









Valter Hugo MÃE,
né en Angola en 1971, vit actuellement au Portugal. Poète, musicien et performer, il écrit également des critiques artistiques et littéraires pour plusieurs magazines portugais. En 2007, il a reçu le prix Saramago
et en 2012, le prix
Portugal Telecom.



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