L'action se passe au nord du Portugal, dans une grosse bourgade située
à 250 km de Porto près de la frontière espagnole.
Maria da Graça est une quarantenaire qui fait des ménages au
noir. "Pendant que d'une main elle astiquait la maison, de l'autre elle
astiquait l'ego impérialiste de son patron."
Celui-ci, Monsieur Ferreira, hautement cultivé, aisé mais avare,
qui se veut à gauche sur l'échiquier politique, est "un
amateur d'art et de fesse" qui abuse d'elle sexuellement mais aime
également partager avec elle sa passion pour Rilke, Goya, Bergman, Proust,
Pessoa ou Mozart, qu'il lui fait découvrir. L'employée qui n'a
pas l'habitude d'être considérée comme une femme désirable
ni comme un être capable de penser, en est perturbée mais séduite.
Mais, même si son marin de mari est absent plus souvent qu'à son
tour ne lui laissant même pas de quoi pourvoir aux frais domestiques,
si entre cet homme simple, grossier et insignifiant, et elle il ne reste plus
que l'ennui et la frustration, que la soupe qui l'attend pour son retour au
bercail est coupée avec de l'eau de Javel, celui-ci n'en est pas moins
officiellement son époux et encore vivant.
Alors que Maria fait un jour un extra ailleurs, son patron se suicide en se
défenestrant.
Déboussolée, celle dont il était finalement toute la vie,
qui se voyait déjà dans ses rêves devenir son épouse,
décide de mourir d'amour pour le rejoindre. Alors, toutes les nuits dans
son sommeil, elle tente d'entrer au paradis pour le retrouver. Mais l'affaire
s'avère plus compliquée qu'elle ne l'avait envisagée :
les abords de la célèbre porte gardée par saint Pierre
sont encombrés de marchands de souvenirs qui gênent l'accès
et le Gardien des lieux une fois atteint s'avère un cerbère intraitable.
Maria da Graça abattue, en conclut que ce "salaud de saint Pierre
est au courant de ses turpitudes".
Il est vrai que pour ce patron qui la violait à l'envi, la domestique
se sentait finalement prête à trahir à la fois son mari
et sa classe tant celui-ci l'aidait à se sentir exister, tant le monde
dont il entrouvrait les rideaux la charmait.
"Ce vieux bonhomme en se servant d'elle l'avait aussi menée au
plus près de ce qu'était être un humain, se préoccupant
de l'instruction de son âme en ce qui concernait les choses de l'esprit,
celles qui étaient réellement enrichissantes."
Mais celui qui aimait la mettre dans on lit et en lequel elle avait mis tous
ses espoirs ne l'a apparemment même pas couchée sur son testament.
La femme, privée d'employeur, se trouve contrainte pour survivre de rechercher
et d'accepter les rares propositions de ménage qui se présentent
en cette période de chômage.
Elle accompagne parfois aussi Quitéria, une amie proche qui exerce le
même métier qu'elle, pour jouer les pleureuses rémunérées
lors des obsèques traditionnelles dans les villages. ''Je ne peux
me payer que la mort, la vie est trop chère pour moi.''
Quitéria, célibataire et libérée, améliore
depuis longtemps son ordinaire avec les enterrements et, si nécessaire,
quelques passes clandestines mais choisies et, en bonne copine, elle partage
volontiers petits jobs et carnet d'adresses.
Mais la copine moderne, libre et pragmatique, tombe sous le charme d'un de
ses clients, un émigré ukrainien de vingt ans de moins, beau comme
un dieu mais englué dans une misère égale à la sienne
et flanqué d'une histoire familiale encombrante.
Andriy loge dans un minuscule appartement avec plusieurs de ses compatriotes
entassés, "comme des corps bruts, sans intimité aucune,
qui cohabitent sans vraiment vivre ensemble, et qui déchargent leurs
pulsions dans des relations anonymes avec les prostituées".
Perdu dans ce pays dont il ne comprend qu'à peine la langue, il ne sort
que pour travailler, acceptant les emplois les plus durs pour pouvoir envoyer
un peu d'argent chaque mois à ses parents restés en Ukraine. Pour
résister, il a entrepris de se blinder contre tout sentiment dans "une
progressive métallisation de son corps", s'abîmant dans
le rêve d'un retour au pays près des siens une fois les poches
pleines.
Enfin, avant, quand il ne connaissait pas encore Quitéria...
Mais si, dans leur pays touché par la crise, l'existence de tous est
difficile, l'entraide existe entre les deux amies qui se confient l'une à
l'autre leurs attentes, leurs doutes, leurs émois amoureux, la révolte
ou l'amertume qui les gagnent.
Quitéria la conquérante aime Andriv, Maria la naïve est toujours
amoureuse de son patron défunt et finalement l'une et l'autre, portées
par l'amour et une détermination hors du commun, finissent, chacune à
sa façon, par prendre leur destin en main.
C'est le tableau d'une Europe en pleine récession, d'une société
déliquescente qui a perdu tout repère et toute valeur, où
les petites gens se débattent dans la précarité et la misère,
que l'auteur nous brosse ici.
Dans ce tableau du Portugal populaire, l'intrusion des épisodes ukrainiens
vient ajouter comme une épaisseur, un écho, à la férocité
économique et sociale à laquelle les humbles sont confrontés
bien au-delà des frontières du récit.
L'exploitation, la violence, les tromperies, l'individualisme, le manque d'argent,
la situation en Ukraine et le mal du pays, sont des thèmes qui s'incrustent
au fil des pages comme l'odeur de la pauvreté s'accroche à leurs
vêtements.
Pour les trois protagonistes, qui tous sont contraints à leur manière
(ménages, travaux du bâtiment ou prostitution) de vendre leur corps
pour se nourrir en risquant parfois d'y perdre leur âme, qui sont arrivés
si bas qu'ils ne peuvent tomber plus profond, la survie ne tient qu'à
l'obstination et au rêve. Aussi se livrent-ils tous à une quête
obstinée du bonheur.
Les portraits de cette classe ouvrière qui tente de troquer l'angoisse
au quotidien et la précarité pour un idéal de bonheur que
seul l'argent pourrait leur apporter mais que seul l'amour parvient à
sauver, sont directs, sans pathos ni complaisance.
C'est l'humour et la truculence qui servent à camper ces personnages
pleins de vitalité malgré la misère qui tente de les écraser.
Des personnages qui auraient plu à Jorge Amado, croqués avec sensualité
et bienveillance.
La satire sociale, elle, est féroce et sans appel.
Le style est vif, rythmé par les voix qui s'entremêlent, avec
une fluidité particulière due à l'absence de virgules et
de majuscules.
La fresque est riche et haute en couleur et on prend grand plaisir, jusqu'à
la dernière ligne, à la découvrir.
Dominique Baillon-Lalande
(22/07/14)