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L'héroïne et narratrice, prénommée Léonora ou Lune car abandonnée à sa naissance par une nuit de pleine lune, arrive à Paris pour intégrer comme stagiaire l'équipe d'un journal dédié aux arts. Une jeune fille effacée, pour l'heure condamnée à faire les photocopies et à servir les cafés, qui pourrait sous ses aspects lisses et dociles présenter quelques surprises... Quand le roman débute, Aliénor, mère possessive du célèbre
écrivain Ugolin Doutre, puis Isidore Dumouflè, architecte de génie
ami de l'auteur et enfin Éric Dot, grand diététicien qui
suivait la vieille dame, ont tous bizarrement perdu un il très
récemment. La clef de l'énigme serait-elle liée à
ces mouches trouvées à proximité dans chaque affaire ? La jeune fille est un être en errance affective et professionnelle qui
vit au présent. Sans ressources le plus souvent, elle se laisse porter
par la nécessité et le hasard, et se trouve embarquée dans
cette histoire qu'elle semble découvrir par bribes sans y jouer vraiment
un rôle. Mais Lune est d'un naturel curieux. Troublée par certaines occurrences
dans ces drames oculaires, notamment par la présence des insectes aux
côtés des défunts, elle s'interroge : "Les murs sont recouverts d'insectes épinglés dans des
cadres dorés. La mère d'Ugolin Doutre les collectionnait. [...]
Ça avait commencé par les mouches en premier. Aliénor (Agnia)
Doutre en eut une peur maladive depuis l'enfance et jusqu'à la naissance
de son fils, Ugolin. A l'époque, le seul bruit de l'animal en vol provoquait
des attaques de panique indomptables : alors la jeune Agnia ne se contrôlait
plus, le cur accélérait, des sécrétions poisseuses
et froides couvraient son dos. Elle répétait sans cesse qu'enceinte
d'Ugolin, la poésie l'avait délivrée de sa phobie. Elle
citait le Rimbaud du Sonnet des Voyelles à la moindre occasion : Noir
corset velu des mouches éclatantes qui bombinent autour des puanteurs
cruelles, et racontait que c'étaient les bombinements qui la mettaient
hors d'elle. Si ce mot ne se trouve pas dans les dictionnaires, le poète
qui l'a inventé l'avait sauvée. Il suffisait ainsi de fixer les
sales mouches avec des épingles pour les rendre bien mieux qu'inoffensives
: étranges, hiératiques, sacrées. Les fixer, les épingler,
les collectionner, les empêcher précisément de bombiner. Lune redouble d'attention et mène à sa façon sa propre enquête. Au fil de cette affaire, on découvre dans les coulisses : Tout ce beau monde se croise, se jauge, fait son cinéma. Pendant ce
temps, un nouveau regard s'est éteint victime d'un mystérieux
agresseur... Un roman à histoire unique mais doté de multiples tiroirs et
découpé par personnage, avec des chapitres qui se croisent et
s'entremêlent dans un désordre apparent. Mais si cette confusion
ajoute au mystère, les phrases courtes et le rythme enlevé évitent
au lecteur de se perdre, le faisant glisser d'un personnage à l'autre,
d'une rencontre à la suivante, sans avoir le temps de s'ennuyer ou de
s'interroger vraiment. Toute l'histoire tourne autour de Ugolin Doutre : tous ont un lien avec lui et il est le logeur (et l'employeur) de Lune. C'est un personnage prétentieux et sûr de lui-même qui semble s'amuser à manipuler tout ce petit monde, le cur apparemment libéré depuis la disparition de sa redoutable génitrice. Lune fait lien entre les différents protagonistes, est une passerelle
entre les différents univers, mais n'est pas une narratrice omnisciente
: à l'enquête qu'elle mène pour trouver du sens à
ces images multiples qui se superposent sans toujours correspondre, l'auteur
ajoute d'autres éléments volés à l'intimité
des personnages lorsque nul ne peut les observer ou les croque quand ils se
trouvent en situation de représentation sociale chez eux ou dans des
lieux publiques loin des yeux de l'héroïne. Les autres protagonistes sont plus caricaturaux : s'ils semblent pareillement
ajuster leur comportement aux sollicitations extérieures, c'est pour
se voir grandis dans l'il de l'autre. Soignant leurs apparences (la description
des vêtements, de la physionomie, des personnages est toujours très
précise), n'envisageant l'autre que comme un miroir bienveillant ou un
tremplin, ils s'agitent comme des marionnettes à la recherche des projecteurs,
se donnent en représentation tels qu'ils souhaiteraient être appréciés.
Une "société du spectacle" qui ferait écho à
celle analysée par Guy Debord. Ce conte philosophique contemporain plein de faux semblants et de chausse-trappes,
satirique et critique sur notre société et plus particulièrement
sur le monde artistique et intellectuel de la capitale, mélange allègrement
scènes de séries B, analyse personnelle des "Voyelles"
d'Arthur Rimbaud, discours sur la photographie et la représentation.
Durant toute la lecture de ce texte énigmatique, on s'interroge sur
la complicité de l'héroïne qui semble mener l'enquête
mais pourrait bien en être partiellement actrice voire instigatrice, sur
ce qui se cache derrière l'assurance et l'ambition des autres protagonistes,
sans trouver véritablement de réponses. L'auteur vient simultanément de publier aux éditions Odile Jacob, un essai sur l'image et l'identité, Le succès de l'imposture. La psychanalyste y écrit : "On se demande facilement si le troisième pas décisif pour distinguer radicalement l'être humain de la bête, après le rire et le langage, ne serait pas l'image, devenue le pivot central d'une comédie contemporaine. [ ] Complices ou bien victimes d'impostures à l'uvre, nous ne sommes plus seulement spectateurs de ces images. Elles nous commandent de nous voiler la face aussi. Qu'on fasse croire qu'on les croit, ou bien qu'on les enjoigne d'aller se faire voir (ce qu'elles sont en train de faire), nous revoilà capturés par les apparences, la proie de leurs effets, sommés de regarder, de croire ou de ne pas croire, de douter, peut-être ?" (blog de l'auteur .)Un propos qui vient croiser la réflexion qui sous-tend Les quatre éborgnés. Une curiosité et un divertissement intelligent à découvrir. Dominique Baillon-Lalande |
Sommaire Lectures Joëlle Losfeld (Janvier 2013) 160 pages - 16,90 €
Alice Massat, Bio-biliographie sur Wikipédia |
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