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Alice MASSAT

Les quatre éborgnés



L'héroïne et narratrice, prénommée Léonora ou Lune car abandonnée à sa naissance par une nuit de pleine lune, arrive à Paris pour intégrer comme stagiaire l'équipe d'un journal dédié aux arts. Une jeune fille effacée, pour l'heure condamnée à faire les photocopies et à servir les cafés, qui pourrait sous ses aspects lisses et dociles présenter quelques surprises...

Quand le roman débute, Aliénor, mère possessive du célèbre écrivain Ugolin Doutre, puis Isidore Dumouflè, architecte de génie ami de l'auteur et enfin Éric Dot, grand diététicien qui suivait la vieille dame, ont tous bizarrement perdu un œil très récemment. La clef de l'énigme serait-elle liée à ces mouches trouvées à proximité dans chaque affaire ?
Cette série relève-t-elle d'actes malveillants, d'un simple hasard ou serait-elle orchestrée comme un symbole ou une conséquence de l'aveuglement ou de l'imposture de ceux qu'elle touche ?
Quel rôle l'écrivain philosophe, qui héberge Lune dans une chambre de bonne contre menus services de secrétariat suite à une étrange rencontre au BHV à la recherche d'une poignée de porte, et connaît toutes les victimes, joue-t-il dans tout cela ?

La jeune fille est un être en errance affective et professionnelle qui vit au présent. Sans ressources le plus souvent, elle se laisse porter par la nécessité et le hasard, et se trouve embarquée dans cette histoire qu'elle semble découvrir par bribes sans y jouer vraiment un rôle.
"Lune admirait son professeur, Ugolin Doutre. Lui-même avait l'air d'admirer vraiment sa mère, de façon excessive, et si peu naturelle, car la nature aurait voulu qu'il s'en éloigne. Aussi quand Aliénor Doutre dénigrait Lune, au lieu de s'insurger, Lune lui donnait raison, se condamnait et cherchait à se corriger. Ugolin Doutre et Lune restaient figés comme ça dans ces rôles de prisonniers complaisants sidérés par l'œil de méduse de cette geôlière intraitable, ses étoffes, ses insectes, ses remontrances, ses goûts bizarres et son argent"

Mais Lune est d'un naturel curieux. Troublée par certaines occurrences dans ces drames oculaires, notamment par la présence des insectes aux côtés des défunts, elle s'interroge :
Celles-ci seraient-elles messagères d'une nouvelle maladie qui ne toucherait que les yeux ? Les spécimens trouvés proviendraient-ils de la collection personnelle de Madame Doutre, la première victime ? Prendraient-elles ici la place inhabituelle de l'arme ou ne sont-elles que la signature du méfait ?

"Les murs sont recouverts d'insectes épinglés dans des cadres dorés. La mère d'Ugolin Doutre les collectionnait. [...] Ça avait commencé par les mouches en premier. Aliénor (Agnia) Doutre en eut une peur maladive depuis l'enfance et jusqu'à la naissance de son fils, Ugolin. A l'époque, le seul bruit de l'animal en vol provoquait des attaques de panique indomptables : alors la jeune Agnia ne se contrôlait plus, le cœur accélérait, des sécrétions poisseuses et froides couvraient son dos. Elle répétait sans cesse qu'enceinte d'Ugolin, la poésie l'avait délivrée de sa phobie. Elle citait le Rimbaud du Sonnet des Voyelles à la moindre occasion : Noir corset velu des mouches éclatantes qui bombinent autour des puanteurs cruelles, et racontait que c'étaient les bombinements qui la mettaient hors d'elle. Si ce mot ne se trouve pas dans les dictionnaires, le poète qui l'a inventé l'avait sauvée. Il suffisait ainsi de fixer les sales mouches avec des épingles pour les rendre bien mieux qu'inoffensives : étranges, hiératiques, sacrées. Les fixer, les épingler, les collectionner, les empêcher précisément de bombiner.
Madame Doutre a toujours évité de s'éloigner de sa collection. Elle dormait face à elle, dans sa collection. Elle y consacrait de l'argent, beaucoup de temps, et des voyages depuis la naissance de son fils. Pire qu'une sale petite sœur qui serait venue au monde en même temps que lui pour accaparer les attentions de sa mère, Ugolin Doutre en est encore un peu jaloux, même s'il a su tirer parti de cette obsession particulière. Il en a largement exploité les richesses, vampirisé ce qu'il avait à en tirer. Pas seulement ce savoir sur la vie des insectes, mais surtout l'examen de leurs constitutions, les étranglements dans la forme de leurs corps, les architectures bizarres de leurs organismes et leurs métamorphoses, leurs yeux, larves apodes, et puis les hypothèses sur leurs manières de voir
."

Lune redouble d'attention et mène à sa façon sa propre enquête.

Au fil de cette affaire, on découvre dans les coulisses :
Un photographe de métier qui tire le diable par la queue, amant de Lune depuis une rencontre fortuite dans un cinéma, nommé Gaspard Sand. La jeune fille est séduite par son savoir-faire. "L'énigme est dans le regard de chaque personnage dont il tire le portrait. [...] Seul Gaspard Sand sait donner aux yeux de ses modèles la même dimension étrange qui échappe. [...] Il est le seul qui sait rendre l'effet des yeux qui percent l'apparence." L'artiste a été chargé de tirer le portrait de Ugolin Doutre pour la revue où la stagiaire passe ses journées, quand, sans explication aucune, Lune lui apporte les mouches sous cadre qu'elle a dérobées dans la chambre de la reine-mère pour qu'il les emprisonne dans son objectif...
Jefferson Schnick, son ami, héritier d'une riche famille et étudiant en sociologie de l'image, travaille actuellement sur une interview de Doutre qui lui a été commandée par le même journal.
Orlando Dorival, maître de thèse de Jefferson qui le révère, est un théoricien de l'image reconnu. Il se pose en ennemi personnel de l'homme de lettres médiatique et adulé.

Tout ce beau monde se croise, se jauge, fait son cinéma. Pendant ce temps, un nouveau regard s'est éteint victime d'un mystérieux agresseur...
Lune observe, réfléchit, tisse des liens : "Aliénor Doutre, Éric Dot, Isidore Dumouflé : trois borgnes au noms en D. Le D vient du grec, delta qui s'écrit d'un triangle. Delta est la quatrième lettre de l'alphabet, mais il y a trois sommets. Pourquoi quatre mouches quand il y a trois éborgnés? Lune remarque les initiales de leurs prénoms, s'il doit y en avoir un quatrième, c'est O..."
Lune "a peur comme si elle portait le crime de quelqu'un d'autre sur son dos. Comme si elle était coupable de quelque chose".
Dans ce monde en trompe-l'œil, difficile de savoir qui agit et qui manipule.

La stagiaire contemple la Une du magazine avec la photo d'Ugolin Doutre barrée d'un titre ambigu de couleur verte : "faire mouche". Elle apprécie.
Un peu plus tard, avec quelque cent mille euros détournés de leur destinataire initial, elle s'envole discrètement vers un autre pays, loin du regard de tous...

Un roman à histoire unique mais doté de multiples tiroirs et découpé par personnage, avec des chapitres qui se croisent et s'entremêlent dans un désordre apparent. Mais si cette confusion ajoute au mystère, les phrases courtes et le rythme enlevé évitent au lecteur de se perdre, le faisant glisser d'un personnage à l'autre, d'une rencontre à la suivante, sans avoir le temps de s'ennuyer ou de s'interroger vraiment.
Nourri par une profusion de détails, parfois anodins, parfois essentiels, comme des pièces de puzzle qui donneraient forme à l'ensemble, l'affaire a pour cible et décor le microcosme artistique parisien contemporain. Un monde d'ego, d'apparence et de regard.

Toute l'histoire tourne autour de Ugolin Doutre : tous ont un lien avec lui et il est le logeur (et l'employeur) de Lune. C'est un personnage prétentieux et sûr de lui-même qui semble s'amuser à manipuler tout ce petit monde, le cœur apparemment libéré depuis la disparition de sa redoutable génitrice.

Lune fait lien entre les différents protagonistes, est une passerelle entre les différents univers, mais n'est pas une narratrice omnisciente : à l'enquête qu'elle mène pour trouver du sens à ces images multiples qui se superposent sans toujours correspondre, l'auteur ajoute d'autres éléments volés à l'intimité des personnages lorsque nul ne peut les observer ou les croque quand ils se trouvent en situation de représentation sociale chez eux ou dans des lieux publiques loin des yeux de l'héroïne.
La jeune fille est une spectatrice intelligente et à l'affût mais jamais totalement impliquée par ce qu'elle découvre, indifférente, aussi extérieure au fond de cette affaire qu'à sa propre vie. Une personne finalement toujours à distance, qui n'aime ni la lumière ni l'agitation. C'est quelqu'un de posé et discret chez qui l'observation est une seconde nature, une façon de se préserver mais aussi d'apprendre et de ne pas laisser filer les opportunités qui s'offriraient à elle. Un personnage auquel on ne s'attache pas mais qui intrigue par son manque de densité et ses ambiguïtés. Un élément central pour la tension et l'impression d'insécurité voulues par l'auteur.

Les autres protagonistes sont plus caricaturaux : s'ils semblent pareillement ajuster leur comportement aux sollicitations extérieures, c'est pour se voir grandis dans l'œil de l'autre. Soignant leurs apparences (la description des vêtements, de la physionomie, des personnages est toujours très précise), n'envisageant l'autre que comme un miroir bienveillant ou un tremplin, ils s'agitent comme des marionnettes à la recherche des projecteurs, se donnent en représentation tels qu'ils souhaiteraient être appréciés. Une "société du spectacle" qui ferait écho à celle analysée par Guy Debord.
De leurs vrais sentiments, leurs peurs ou leurs faiblesses, leurs motivations ou leurs amours, au final nous ne saurons rien. Des clowns blancs dont le costume trop brillant cache le corps et le maquillage le visage, qui finissent éblouis ou aveugles, englués dans la subtile toile d'araignée qu'ils ont tissée autour d'eux.

Ce conte philosophique contemporain plein de faux semblants et de chausse-trappes, satirique et critique sur notre société et plus particulièrement sur le monde artistique et intellectuel de la capitale, mélange allègrement scènes de séries B, analyse personnelle des "Voyelles" d'Arthur Rimbaud, discours sur la photographie et la représentation.
L'affaire et l'enquête qui nous sont racontées pourraient elles-mêmes n'être qu'un prétexte à une méditation, une variation, sur l'essence du regard, celui que l'on porte, que l'on surprend chez l'autre ou que l'on recherche, et sur cet organe de la vue qui le porte, celui des expressions comme "œil pour œil" ou "mon œil" quand le doute s'immisce, ou celui que les victimes perdent définitivement.

Durant toute la lecture de ce texte énigmatique, on s'interroge sur la complicité de l'héroïne qui semble mener l'enquête mais pourrait bien en être partiellement actrice voire instigatrice, sur ce qui se cache derrière l'assurance et l'ambition des autres protagonistes, sans trouver véritablement de réponses.
Au final, le mystère de cette quadruple affaire est jalousement entretenu par l'auteur jusqu'à cette fin ouverte qui laisse bien des questions en suspens.

L'auteur vient simultanément de publier aux éditions Odile Jacob, un essai sur l'image et l'identité, Le succès de l'imposture. La psychanalyste y écrit : "On se demande facilement si le troisième pas décisif pour distinguer radicalement l'être humain de la bête, après le rire et le langage, ne serait pas l'image, devenue le pivot central d'une comédie contemporaine. […] Complices ou bien victimes d'impostures à l'œuvre, nous ne sommes plus seulement spectateurs de ces images. Elles nous commandent de nous voiler la face aussi. Qu'on fasse croire qu'on les croit, ou bien qu'on les enjoigne d'aller se faire voir (ce qu'elles sont en train de faire), nous revoilà capturés par les apparences, la proie de leurs effets, sommés de regarder, de croire ou de ne pas croire, de douter, peut-être ?" (blog de l'auteur.)
Un propos qui vient croiser la réflexion qui sous-tend Les quatre éborgnés.

Une curiosité et un divertissement intelligent à découvrir.

Dominique Baillon-Lalande 
(01/08/13)   



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Joëlle Losfeld

(Janvier 2013)
160 pages - 16,90 €












Alice Massat,
psychanalyste et romancière, a déjà publié cinq romans et un essai.





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