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Nicolas MATHIEU

Aux animaux la guerre


Ici, dans cette petite ville des Vosges, l'usine Velocia est depuis plusieurs générations au centre de la vie du canton et du quotidien de tous. Mais les temps ont changé.  Comme tant d'autres, victime de la mondialisation et la financiarisation, elle se tourne vers des plans sociaux successifs avec leurs licenciements par vagues. Ils ne sont plus aujourd'hui qu'une poignée à avoir sauvé provisoirement leur tête. En cas de grosses commandes, des vacataires viennent renforcer l'équipe le temps nécessaire. 
Un matin, les ouvriers encore en poste s'aperçoivent qu'une machine a été déménagée discrètement pendant la nuit. Tous comprennent que ce démantèlement sonne le glas pour leur entreprise.  Les discours annonçant la fermeture et la délocalisation ne vont pas tarder.  Une catastrophe pour la ville et la région où le taux de chômage grimpe déjà en flèche, une paupérisation inéluctable pour les habitants.
Tradition ouvrière aidant, certains décident de ne pas se laisser mener à l'abattoir sans réagir. Qu'ont-ils à perdre ? Regroupés autour du Comité d'Entreprise, et plus particulièrement de son charismatique secrétaire Martel, ils se mettent en grève tandis que celui-ci, très au fait des procédures administratives, fera appel à l'inspection du travail. Gripper la machine, gagner du temps et créer une situation de crise favorable pour renégocier le calendrier et les primes de licenciement, sera sa dernière mission à Velocia. Se battre en somme pour limiter les dégâts. 
« Le syndicalisme n'était pas une vocation pour Martel. Jusqu'à l'armée, il n'avait jamais cherché à participer à quoi que ce soit. Et puis à l'armée, il avait fait comme on lui avait dit. Ensuite chez Velocia, il avait fait comme il avait pu et s'était trouvé embringué dans ces histoires d'élections professionnelles. Son premier mandat, quatre années, il l'avait passé un peu éberlué, se prenant progressivement au jeu. [...] L'usine c'était comme le reste, beaucoup d'efforts et pas grand-chose à faire pour inverser le cours des choses. Et là, au beau milieu, ce point de fixation, cet espace où la guerre était possible. [...] Martel venait de découvrir les rapports de force. Avec deux articles du code du travail, on érigeait des murs, on emmerdait le monde, c'était magnifique. »
Mais  ses collègues qui comptent sur lui pour les sortir une fois de plus des griffes du patronat, ignorent que le garçon est de nature cigale, qu'il croule sous les dettes et que pour payer la maison de retraite médicalisée de sa mère il a toutes ces années ponctionné régulièrement des sommes importantes dans la caisse du CE...

L'inspection du travail est pour ce dossier représentée par Rita. Une femme directe et déterminée pour qui sanctionner les patrons-voyous dans cette région dévastée par la mort programmée de l'industrie est une vraie mission, même si elle ne peut finalement pas grand-chose pour sauver ceux qui sont condamnés à pointer bientôt au chômage.
« Depuis quelque temps, le boulot devenait vraiment compliqué. La crise justifiait tout. Préfets, juges, patrons, même les représentants du personnel, tous étaient d’accord : le travail était devenu une denrée trop rare pour qu’on fasse la fine bouche. À force, les salariés aussi avaient fini par s’en convaincre. Et le code du travail faisait désormais moins figure de rempart que de boulet, un caillou dans la godasse des forces productives. Tout le monde semblait du même avis, il fallait lâcher du mou, faire avec. »’
Elle n'est pas indifférente au syndicaliste taiseux qui l'accueille et de son côté Martel, impressionné par cette drôle de bonne femme, serait bien tenté de faire connaissance avec elle plus intimement. 

Bruce habite avec son adolescente de fille chez son père, ancien de l'OAS, dans une vieille ferme à l'écart. C'est à l'usine que Martel a rencontré ce costaud qui fait des vacations. En fait, cet emploi lui sert de couverture pour ses activités plus lucratives : le deal de drogue dans la boîte de nuit où il est videur. Quand le dancing a cherché une deuxième paire de gros bras en renfort, le voyou s'est naturellement tourné vers son ami pour lui proposer le poste, par admiration autant que pour pouvoir poursuivre tranquillement son petit trafic. Martel, aux abois, n'a pu que saisir l'occasion qui se présentait et quand Bruce s'est vanté auprès de lui de contacts avec les Benbareck, les truands du coin, il a vu là une chance de parvenir à régler ses problèmes. Un très mauvais calcul...

 

Ce livre intègre tous les ingrédients du roman noir : un voleur, un Colt 45,  une putain, un enlèvement, des morts violentes, des trafics. Étouffé par l'épaisse couche de neige, fluctuant selon les caprices du hasard, le drame se joue sans qu'à aucun moment la police n'intervienne.
Habité par des personnages livrés à eux-mêmes, aussi paumés et humiliés par la vie qu'attachants, le roman noir calque le destin de tous, tueurs et victimes, sur celui de l'usine condamnée pour esquisser un monde où l'homme se trouve broyé ou au mieux laissé pour compte par une société où la valeur argent à remplacé celle du travail et de l'homme.

Aux animaux la guerre est aussi un roman social sur la fin de l'ère industrielle et du plein emploi en Lorraine. Sur la misère, le désespoir et la rage au quotidien, sur les magouilles aussi, trouvées par les uns et les autres pour survivre. Comment ces fils d'ouvriers, postulant pour des usines déjà moribondes après des études techniques qu'ils ne parviennent à valoriser, réagissent-ils face au libéralisme fou polarisé sur ses logiques de profits immédiats ? Comment ces éternellement précaires pourraient-ils s'imaginer un avenir et croire assez à l'humanité pour ne pas se morfondre dans l'abandon ou au contraire prendre tous les risques pour trouver de l'argent facile et se faire une place ? 

Mais Nicolas Mathieu n'est pas l'homme du plaidoyer ou du pamphlet et, sans en nier la colère qui s'y devine, ce récit sur la fin du monde ouvrier qui met en scène les modes de pensée des différents acteurs sociaux impliqués dans ce jeu de quilles meurtrier, est avant tout clinique et analytique. Ce sont par contraste les personnalités des différents protagonistes, paumés, rageurs, prêts à en découdre, leurs dérives et leurs réactions extrêmes, qui habitent et singularisent le récit, transformant le documentaire premier en vrai roman noir. La violence socio-économique et celle des personnages se renforcent l'une l'autre jusqu'à l'effondrement général. Cette violence a l'intensité du désespoir conjoncturel et de la révolte qui brûlent les protagonistes de l'intérieur. À la fois conséquente du sujet abordé et inhérente aux hommes, elle explose à la moindre occasion comme des mines judicieusement placées par l'auteur aux moments de bascule de son histoire.

La construction du roman est polyphonique et chaque chapitre donne la parole à l'un des personnages, sans lien systématique de l'un à l'autre. À l'intérieur même des chapitres, l'auteur, pour mieux façonner son texte à l'aune de la débâcle désordonnée qu'il nous narre, se joue de la  chronologie des événements et ne rechigne pas à nous emmener sur des pistes qui s'avèrent des impasses (celle sur la guerre d'Algérie en est un bel exemple). Un parti-pris que renforce la vivacité de la langue et le foisonnement du récit, qui capte entièrement l'attention du lecteur tout en le déstabilisant comme pour mieux le positionner en empathie avec ces loosers qu'il borde de sa bienveillance.

Un livre très noir sur une mondialisation aveugle qui finit, à force de les considérer comme des moutons, par transformer les hommes en animaux errants et sauvages.
Un portrait sans concession d'un pays qui s'effondre, d'une population qui souffre et a perdu tout espoir, d'une société qui engendre le repli sur soi et la radicalisation, laissant la haine et la violence remplir le vide.  
Tragique et passionnant.

Dominique Baillon-Lalande 
(16/08/16)    



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Noir & polar








Actes Sud, 2014
Babel Noir, 2016

448 pages - 9,70 €









Nicolas Mathieu,
né en 1978 à Épinal,
a obtenu trois prix pour
ce premier roman.