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Dans l'année 1919, un bateau quitte le Japon pour les États-Unis ; à son bord des jeunes filles ou femmes de 12 à 30 ans poussées par leurs parents espérant pour elles une vie moins dure ou empochant une dot qui permettra à la famille restée sur place de survivre. Elles abandonnent donc leur pays pour épouser des Américains qu'elles ne connaissent que par photos et par lettres, prêtes à découvrir une autre langue et une autre culture pour bénéficier du confort et de la sécurité qu'on leur a vendus. "Sur le bateau, nous étions dans l'ensemble des jeunes filles accomplies, persuadées que nous ferions de bonnes épouses." C'est parvenues à San Francisco après une traversée éprouvante,
qu'elles découvrent ceux qui les ont fait venir : des hommes en général
plus vieux que sur les photos, pauvres, rustres et parfois brutaux. La vie qui
les attend n'est pas à la hauteur de leurs rêves. "Nous
voilà en Amérique, nous dirions-nous, il n'y a pas à s'inquiéter.
Et nous aurions tort." Difficile dans ces conditions de s'intégrer. Mais par respect des engagements
pris et parce que le retour est impossible, elles s'attachent à leurs
souvenirs et à leur vieux kimono mais serrent les dents et retroussent
les manches pour faire ce qu'on attend d'elles, supportant l'homme posé
en maître. Dans les lettres qu'elles envoient à leurs mères,
elles habillent leur existence des atours trompeurs qui conviennent pour ménager
la tranquillité familiale. Certaines finissent même par trouver
le bonheur auprès de l'être simple mais gentil que le sort leur
a réservé et des enfants nés de leur union. Enfin, ce sera la guerre, Pearl Harbour et le soupçon de voir en chaque
Japonais un espion à la solde d'Hirohito. "Du jour au lendemain,
nos voisins se sont mis à nous regarder différemment. [...] Ils
disaient que nos hommes étaient passés à l'action par milliers
avec une précision d'horloger à l'instant où l'attaque
de l'île avait débuté. [...] Que nous envoyions des signaux
aux avions ennemis depuis nos champs. Que la semaine précédant
l'attaque, plusieurs de nos enfants avaient crânement annoncé à
leurs camarades que quelque chose d'énorme allait se produire. Que ces
mêmes enfants, interrogés par leurs professeurs, avaient raconté
que leurs parents avaient fait la fête pendant des jours après
l'annonce de l'attaque. [...] Que nos ouvriers agricoles étaient les
fantassins d'une vaste armée souterraine, avec des milliers d'armes cachées
dans les remises à légumes. Que nous, les domestiques, nous étions
des agents de renseignements infiltrés. Que nous, les jardiniers, nous
cachions des radio-émetteurs à ondes courtes dans nos tuyaux d'arrosage
et qu'à l'heure H nous passerions à l'action. [...] Nous faisions
ce que nous avions toujours fait, mais rien n'était plus pareil."
Certains se font arrêter, le couvre-feu est instauré, des interdictions
de circuler placardées, "dans les journaux et à la radio,
on commençait à parler de déportation de masse. [...] Nous
serions maintenus dans un centre de rétention jusqu'à la fin des
hostilités. [...] Seuls ceux qui habitaient dans une zone allant jusqu'à
cent cinquante kilomètres des côtes seraient renvoyés là-bas."
Tous vivent dans la terreur sans rien y comprendre et quand on demandera à
tous les citoyens d'origine japonaise de rassembler leurs affaires pour un nouvel
exil dans des camps de l'Utah ou du Nevada, la plupart seront restés,
incrédules, à attendre. C'est un épisode fort peu connu (tabou ?) de l'histoire américaine
du vingtième siècle qui nous est dévoilé dans ce
roman basé sur des faits historiques avérés. J'avoue que
ce fut pour moi une découverte. Le pire étant, peut-être,
non cet esclavage parallèle à tant d'autres, mais cette négation
et cet oubli face à tant de souffrances. Mais la singularité de ce roman réside surtout dans sa forme
narrative : Julie Otsuka n'évoque pas le destin d'une ou plusieurs femmes
mais de toutes, à la façon d'un chur antique. Les personnages
ne sont que des prénoms qui s'entrecroisent, leurs vies, à la
fois semblables et uniques, incarnant un collectif, une minorité souffrante
et combattante. La narratrice s'exprime à la première ou à
la troisième personne du pluriel, rapportant les différentes étapes
auxquelles ces esclaves modernes ont été confrontées de
façon quasi interchangeable : des nuits de noces souvent traumatisantes,
de rudes journées de labeur dans les champs, les riches propriétés
ou les bordels, un combat de chaque instant pour apprivoiser une langue et des
coutumes nouvelles, la pauvreté et le mépris des Blancs, mais
aussi les bonheurs de la maternité, l'intégration des enfants
voire leurs réussite scolaires, la satisfaction d'avoir bravé
l'adversité et l'espoir jamais éteint d'être un jour acceptées
comme des Américaines à part entière. Avec ce nous, générique,
choral, c'est l'éventail de tous les vécus, de tous les possibles,
de tous les ressentis qui peuvent être appréhendés simultanément,
avec une puissance évocatrice extraordinairement émouvante. Dominique Baillon-Lalande (16/01/13) |
Sommaire Lectures Phébus (Août 2012) 144 pages - 15 € Folio (Septembre 2022) 176 pages - 6,60 € Traduit de l'anglais (États-Unis) par Carine Chichereau
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