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Dominique PARAVEL

Giratoire


           On ne compte pas moins de quarante mille ronds-points en France, record mondial absolu. Cela n’est guère surprenant quand on sait qu’il s’agit d’une invention française, due à Eugène Hénard. Cet urbaniste parisien eut, en 1906, l’idée de transformer la Place de l’Etoile en carrefour giratoire pour faciliter la rencontre des douze rues qui y aboutissaient. L’Arc de Triomphe, au centre du dispositif, se trouva donc être la première décoration de rond-point au monde. Depuis, un nombre impressionnant d’autres œuvres ont vu le jour sur les ilots des giratoires : dinosaures en tout genre, pieds de vigne, mantes religieuses, clous géants, soucoupes volantes, hommes de Cro-Magnon, chaises empilées, robinets, saucisses de Strasbourg et autres râpes à fromage.

            Vivienne Hennessy, grande beauté froide, Il y avait quelque chose d’admirable et d’inquiétant dans son visage : un modelage au plus près des os […] au volant d’une vieille Mercedes, arrive très en retard à Feyzin, ce qui n’est pas fait pour mettre à l’aise Joaquin Reyes qui, sous la houlette de son chef de projet, l’attend, déjà anxieux. Le siège de la Savinco dont Joaquin est un modeste concepteur paysager a appelé de Paris pour annoncer qu’une « consultante » l’accompagnera dans la Drôme, à La Virote, où il doit présenter son projet d’aménagement d’un rond-point dont cette petite commune, à côté de Montélimar, est commanditaire. Joaquin qui comptait faire l’aller-retour dans la journée et espérait beaucoup de cette mission, perd pied d’emblée. Le refus catégorique de la belle Vivienne de prendre l’autoroute alors qu’ils sont déjà très en retard achève de le jeter  au bord du malaise, hypoglycémique d’abord, Joaquin est diabétique mais ses employeurs ne le savent pas, paranoïaque ensuite, que signifie, pour son avenir, la présence de cette énigmatique conductrice ?

            Elle conduisait avec calme, comme si un glacis la recouvrait, comme si depuis toujours sa vie consistait à dévider des routes, à détricoter les heures. Ils n’auront pas le temps de manger. Déjà, il ressent un vague malaise, un léger grippage de son mécanisme interne.

           C’est cette étrange virée sur la mythique Nationale 7, l’ex-route des vacances, devenue hideuse rocade pour centres commerciaux, itinéraire périmé, à la fois encombré et fantomatique, qui nous est contée. Comme une ombre en vigie, un hôtel restaurant dont les vitres sont brisées, la véranda défoncée, que la végétation commence à recouvrir. Elle en respire fugacement l’odeur de pourriture et de quiétude, elle aime les lieux désertés, où de l’homme ne reste qu’une trace pâle, lieux auxquels n’est plus assignée aucune fonction, écoles en été, magasins la nuit, gares désaffectées.

           Ce sont les aléas tragi-comiques de cette rencontre, celle d’une femme de pouvoir, fée, déesse ou Parque, Demain, elle peut couper le fil de cette vie , séductrice, très riche et revenue de tout et d’un pauvre bougre d’employé qui chaque jour abandonne un peu plus une part de ses rêves, qui nous sont rapportés perçus et commentés dans la tête de l’un puis dans celle de l’autre, deux points de vue, à la troisième personne, juxtaposés, décalés, en écho, dans la distance et l’incompréhension de la solitude, comiques, cyniques. Où l’on voit la triviale résignation de Joaquin, On ne s’absente pas de la vie, on ne résilie pas son abonnement, il faut aller jusqu’au bout du contrat, quoiqu’il en coûte, rencontrer l’insoutenable légèreté de Vivienne, Tenir ce suspens du monde, puis ouvrir la main toute grande. Ne garder que la trace, la certitude qu’un jardin a existé, un amour aussi.

           Vivienne qui transporte son compagnon de siège comme le ferait un extravagant chauffeur de taxi, pieds nus sur les pédales, cigarette en bouche, n’arrête plus de s’arrêter parce qu’elle a faim, soif, parce qu’ils ont crevé, parce qu’il faut réparer le pneu, parce qu’après une déviation, elle est perdue, parce qu’il faut qu’elle se change, que c’est son anniversaire… tourne, méticuleuses valses lentes, trois fois autour de chaque carrefour giratoire rencontré jusqu’à celui de La Virote où la boucle est bouclée et où, après un conseil municipal et un barbecue dignes de Bouvard et Pécuchet, à défaut de miracle,  a lieu, quoi ? Un vertige, un éclair, un échange véritable, une transmission de pensée ? C’est glaçant, désespéré, mortellement drôle.

Sylvie Lansade 
(19/01/16)    



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Editions Serge Safran

(Janvier 2016)
208 pages - 16,90 €









Dominique Paravel,
a vécu son enfance à Lyon, et plus de vingt ans à Venise. Giratoire est son troisième livre de fiction.





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