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Arturo PÉREZ-REVERTE


La patience du franc-tireur



Arturo Pérez-Reverte qui a souvent inséré la peinture au cœur de ses romans (Le tableau du Maître flamand, Le peintre de batailles), nous immerge cette fois dans le monde des graffeurs.

Alejandra Valera, spécialiste madrilène de l'art urbain dont elle a fait son sujet de thèse et qu'elle a approché de près par sa jeune amie Lita, est contactée par un de ses éditeurs pour identifier et retrouver Sniper, légende du street art espagnol, pour son talent exceptionnel et ses actions de rue inspirées de la guérilla urbaine.  Mystérieux, invisible, Sniper n’est connu de personne mais ses œuvres géantes peintes dans des endroits incroyables dans des conditions hors du commun et son goût pour la provocation, ont fait de lui « l’artiste le plus fameux et le plus recherché de l’art urbain, à mi-chemin entre Bansky et Salman Rushdie… Une légende vivante, un franc-tireur solitaire qui s'impose depuis vingt ans et dont personne ne connaît le visage. »  
Il y aurait une vraie fortune à se faire avec celui-là et l'homme d'affaires ambitieux a missionné la photographe pour proposer de vive voix à l'artiste (et contre un pont d'or) l'édition d'un luxueux catalogue et une grande rétrospective au MoMA de New-York.

Seulement voilà : personne ne sait où se trouve ce franc-tireur subversif dont la signature est faite de « lettres rouges avec des éclaboussures, le tout caractérisé par une mire de fusil télescopique sur le point du i. » Bien que vénéré par toute la communauté des tagueurs, il est recherché par les forces de police de divers pays pour ses "dégradations" d'édifices publiques et emblématiques et se cache on ne sait où. 
À ses trousses aussi les parents de certaines "victimes", Sniper s'étant fait une spécialité des défis lancés par Internet pour investir collectivement, pour la beauté du geste et l'amour du risque, des lieux réputés difficiles et d’accès et dangereux (tunnels de métro, toits, tours, ponts, etc.) mais symboliquement forts.
« Le graffiti a besoin de champs de bataille, et c'est ce que nous, leurs auteurs, nous avons justement sous la main. L'art est une chose morte, alors qu'un auteur de graff est vivant. »
« C'était l’extrême des difficultés et des risques qui transformait chaque idée laissée sur Internet en une performance capable de mobiliser la communauté internationale des tagueurs et renforçait le phénomène et l’intérêt porté à la personnalité mystérieuse de Sniper. »
Certains des jeunes "suiveurs", inconscients ou kamikazes, y avaient d'ailleurs laissé leur vie, et si pour le guide charismatique : « les morts font partie de l'intervention. Ils la transforment en une affaire sérieuse. Ils l'authentifient. », le millionnaire dont le jeune fils est tombé du toit lors de  l'assaut graphique de  sa célèbre fondation, ne s'est pas contenté de porter plainte pour homicide. Il  a aussi promis une prime conséquente à tout témoin pouvant permettre d'identifier et de localiser le délinquant et lancé des privés à ses trousses.

En vain. Jusqu'à présent, personne n'a obtenu la moindre information. Si les graffeurs encagoulés qui parcourent la ville la nuit pour signer leurs existences œuvrent chacun pour soi, respectant pour leur sécurité le « écris vite et tire-toi » qui leur sert de loi, ils n'en sont pas moins soucieux de leur réputation et jouer les balances ne colle pas à leur morale. De plus, ils ne peuvent que se sentir solidaires de celui dont ils ont fait leur symbole.
Dans chacune des villes où se déplace le héros clandestinement, c'est une vraie garde rapprochée locale qui l'entoure et le protège pour lui permettre de mener à bien ses actions commando fondu dans l'ombre de ses complices.

Pour Alejandra, surnommée Lex, trouver l'artiste constamment en cavale et de le convaincre de signer un contrat, alors qu'à chaque tentative de récupération il a bombé ses œuvres de noir pour les soustraire au marché et au circuit artistique officiel, va être un challenge ardu.
« Le graffiti est l’œuvre d'art la plus honnête, parce que celui qui le fait n'en profite pas. Il n'a rien à voir avec la perversion du marché. C'est un coup de feu asocial qui frappe en pleine moelle. Et même si, plus tard, l'artiste finit par se vendre, l’œuvre faite dans la rue y reste et ne se vend jamais. Elle peut être détruite, mais pas vendue. » « Si c'est légal, c'est pas un graffiti. »

Mais l’héroïne est une femme de caractère, libre et lesbienne affirmée, pas du genre à se laisser décourager par la difficulté. 
Après des heures de recherches sur Internet pour débusquer tous les renseignements accumulés dans la presse et la toile sur cette figure étrange et lister ceux qui ont croisé sa route à un moment ou un autre,  elle quitte Madrid pour Lisbonne afin d'y rencontrer l'ami de jeunesse de Sniper, celui qui a partagé ses premières équipées nocturnes.
« Ils étaient des loups nocturnes, chasseurs clandestins de murs et de surfaces, bombeurs impitoyables qui se déplaçaient dans l’espace urbain, prudents, sur les semelles silencieuses de leurs baskets. » « Ils étaient des plébéiens, de simples fantassins. L'échelon le plus bas de la tribu urbaine. Parias d'une société individualiste et singulière, composée d'êtres isolés, dont on ne gravissait  les échelons que par les mérites acquis en solitaire ou en petits groupes, chacun imposant son nom de guerre à force de persévérance, le multipliant à l'infini aux quatre coins de la ville. »
Elle collecte ainsi des renseignements sérieux sur la personnalité de celui qu'elle recherche et le fonctionnement de la micro-société dans laquelle il navigue. Aucun des anciens "amis", par contre, ne trahit Snipers en révélant où il se cacherait dans l'immédiat. Mais peut-être n'en ont-ils tout simplement pas la moindre idée ?

C'est donc son mandataire qui orientera sa prochaine étape. Aurait filtré qu'une intervention de graffiteurs serait planifiée en Italie, peut-être à Vérone sur la supposée "maison de Roméo et Juliette". Certains parlent aussi de Rome, de Naples...
De contact en contact, l'enquête avance et Alexandra sent qu'elle s'approche du but mais elle comprend vite qu'elle n'est pas seule sur l'affaire. Et les pisteurs à gages employés par d'autres pour débusquer l'énergumène ne semblent pas beaucoup apprécier de trouver sur leur chemin cette détective amateur gênante qui pourrait bien leur rafler la prime.
La poursuite s’avérera donc agitée, faite de surprises et de méprises, et pleine de dangers...

Ceci est bien un thriller avec ce qu'il faut de suspense et de violence. Arturo Pérez-Reverte possède toutes les clefs nécessaires, il nous l'a prouvé de longue date. Il s'y entend à cultiver le suspense avec jubilation. Et si l'on sent bien que quelque chose cloche dans cette histoire haletante c'est sans parvenir à deviner qui trompe ou ballade qui. La tension croît dans l'attente, l'espoir de la rencontre d'Alexandra avec ce Sniper qui finit par nous intriguer sacrément mais étrangement cette scène n'est finalement pas le point culminant du roman, l'auteur nous réservant un final brutal qui nous prend à revers là où on ne l'attendait pas. 

Ici, comme dans les deux autres romans précités, c'est surtout l'image et sa place dans la société contemporaine, la question de l'authenticité et la radicalité de l'artiste, qui font sujet.
Les graffitis qui envahissent les murs des villes relèvent-il de l’art, du vandalisme ou de la réappropriation de l'espace urbain ? Face aux polémiques usées et aux clichés habituels, Arturo Pérez-Reverte à travers son exploration de l'univers du graffiti s'interroge sur la fonction de l’art aujourd’hui, entre beauté, objet de spéculation et nouvelles formes de rébellion des sociétés occidentales soumises aux lois de la finance et mondialisées.
« L'art n’existe que pour éveiller nos sens et notre intelligence, et pour nous lancer un défi. Ce n'est  plus un produit mais une activité. » « Je ne fais pas un art conceptuel, ni de l'art conventionnel, je fais de la guérilla urbaine. [...] l'art ne sert que quand il est lié à la vie » déclare ainsi Sniper à l'universitaire.
Pour pouvoir écrire sur ce milieu singulier, où probablement l'écrivain retrouve certains ingrédients de ces guerres qu'il avait couvertes autrefois comme reporter, il a accompagné certains de ces  loups dans  leurs virées nocturnes, sectionné des grillages, guetté les bruits et pris des risques en leur compagnie. Une façon peut-être de renouer avec les poussées d'adrénaline du passé et de s'amuser à imaginer les titres des journaux si l'académicien avait été pris sur le fait. Du coup, pour celui qui comme moi n'y connaît pas grand-chose, le roman a un aspect documentaire très nourri sur le matériel et les techniques employées, sur les us et les codes de la communauté opaque, radicale tendance anarchie qui s'y livre. Probable aussi que les scènes d'action où on voit des jeunes gens bomber des endroits qui leur offriront une visibilité pour affirmer leur existence, définir leur territoire et, pour les plus engagés d'entre eux dans une démarche politique mettre en question la société, se sont nourries des ressentis et des observations de ces expériences pour atteindre un tel niveau de réalisme et d'intensité.

Un phénomène urbain incarné dans un personnage ambigu et fascinant qui représente pour une certaine jeunesse l'audace et la rébellion et dont l'intransigeance force le respect.
Un personnage désintéressé, cultivé et orgueilleux mais égocentrique, insensible, agressif et nihiliste dont la radicalité et l'engagement se traduisent par les têtes de mort inspirées de la guérilla mexicaine qui habitent ses graffitis et des slogans tels : « Cette société nous laisse peu d’occasions de prendre les armes, dit le graffeur. Et donc je prends mes aérosols. », « Si le graffiti détruit le paysage urbain... nous, on doit supporter les panneaux lumineux, les  enseignes, la publicité, les autobus avec leurs annonces et leurs messages débiles. », « Nous voulons élever l’imbécillité, l'absurdité de notre temps au rang de chef-d’œuvre »…
Pour compléter l'ensemble l'artiste a du charme, de la répartie et de l'humour :
« Dans un musée, tu as la concurrence de Picasso qui est mort, alors que, dans la rue, ta seule concurrence, ce sont les poubelles et le flic qui te pourchasse. »
Face à lui, le personnage de Lex, sportive et intrépide, universitaire curieuse, se révèle aussi obstinée, intègre et radicale que celui qu'elle recherche. La différence est que lui pourrait se cacher derrière une figure de la nuit et de la mort quand elle, sensible, gourmande de plaisirs, de sexe et de sentiments autant que de justice, de liberté et de respect, serait représentée par celle du soleil et de la lumière. Sans angélisme cependant car tout comme Sniper, elle se laisse parfois aller à la critique comme dans cette réflexion urbanistique sur l'une des capitales quelle découvre :
« Et c'est la même chose partout [...] N'importe quel commerce traditionnel qui ferme par manque de clients, libraire, magasin de musique, antiquaire, atelier d'artisan, devient automatiquement une boutique de fringues ou une agence de voyages. Les villes de toute la planète sont pleines de gens qui volent d'un endroit à l'autre en empruntant des vols low cost pour acheter les mêmes fringues que celles qu'ils peuvent voir exposées tous les jours dans la rue où ils habitent. »
Mais elle non plus n'est pas sans surprise et ses motivations pourraient s'avérer différentes de celles qu'elle affiche...

Arturo Pérez-Reverte n'est pas un styliste mais un conteur qui maîtrise à la perfection l’art de l’intrigue et de la construction du récit. Ses personnages sont habités et la plongée dans l'art de la rue et la vie des jeunes artistes qui le pratiquent est passionnante.
Une lecture dont on ne décroche pas avant la dernière ligne.

Dominique Baillon-Lalande 
(21/07/15)    



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Lectures









Le Seuil

(Octobre 2014)
272 pages - 21 €


Traduit de l'espagnol par
François Maspero










Arturo Pérez-Reverte
né en 1951, a été grand reporter et correspondant de guerre pendant vingt et un ans. Devenu romancier, ses livres sont traduits en 34 langues et plusieurs sont adaptés
pour le cinéma.


Bio-bibliographie
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