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Jean-Bernard POUY


Tout doit disparaître


Les chiens nous regardent comme de grands chiens, de grands chefs. 
Les chats nous regardent comme des hommes et nous snobent.

Pour son soixante-dixième anniversaire, la Série Noire s’offre un beau cadeau : une compile de cinq romans  d’un des plus libertaires et oulipiens de ses auteurs qui, comme le dit Caryl Férey dans la préface à cette nouvelle édition, prend très au sérieux le fait de ne pas se prendre au sérieux.

Par un heureux hasard, le premier titre repris ici porte le numéro 1968 dans la série noire, tout un programme. Nous avons brûlé une Sainte est une cavale sanglante de jeunes gens lettrés, suicidaires et anglophobes parce que fous amoureux de leur Je-Anne à eux, (c’est comme ça qu’elle se nomme dans son journal) victime elle aussi de rosbeefs avinés mais qui n’entend de voix que celle de Rimbaud. Elle appelle ses fidèles lieutenants comme ceux de l’autre, l’historique, Xaintrailles et La Hire et les entraîne dans une vengeance aussi expéditive qu’alambiquée. C’est rapide, violent, beau comme un poème  parce que ceux qui mènent la danse brûlent leurs courtes vies comme s’ils en avaient de rechange pendant que les flics, ce qui reste quand même le plus savoureux de l’histoire, sont obligés, pour l’enquête, de relire les œuvres complètes du poète fulgurant y compris son courrier !
Et si toute cette histoire n’était finalement bâtie que pour ça : un coup de chapeau à l’Arthur.
Seigneur, quand sombre est la prairie, disait Rimbaud. Plus je le lis, plus j’ai le cœur serré, avec la vague impression que j’ai raté ma jeunesse,  quelque chose de foutu, de parti, de loupé, de rare, une émotion que le monde m’a pris ou m’a caché. Je n’ai pas vécu.

Dans La Pêche aux Anges, on quitte la grisaille des villes rendues célèbres par la Pucelle pour la Côte d’Azur et la Haute Provence. On est d’emblée empoigné par la même écriture paradoxale, efficace et poétique. Deux coups de feu explosent. La tête de Jérôme Kaspar se modifie. Dans le sens du sang. Dans le bruit des os broyés. Et si les personnages sont des classiques du genre : voyou désabusé  « au grand cœur » surtout pour  belle jeune femme à la dérive, cherchant à retrouver son blondinet de fils disparu alors que  la police a échoué à le faire (mais on sait bien que les gendarmes sont par nature si ballots…) la narration ne l’est pas. Elle bruite, un tempo continue, une véritable bande-son, le bruit des mots comme de la musique concrète. Le bruit des voitures – sur la route de Vence […] les cercueils à roulettes s’y sodomisaient métalliquement –, le bruit des moteurs, – le moteur quatre temps, bien huilé, parfaitement réglé, rythmait notre progression – scandent la recherche de nos enquêteurs amateurs sous la clarté solaire et crue du midi. Chaque scène est comme sous projecteur : soleil aveuglant, phares de voiture, clarté lunaire, mais tout vire au noir parce que le monde est peuplé de pourris qui trafiquent en tout genre y compris dans l’humain. Le bouquet final reprend la musique de l’intro : le bruit des balles sur la tôle du yacht faisait un concert de harpe désaccordée pour atteindre la dernière note, avant le silence de la mort, Un morceau de sexe tomba sur le pont, avec un bruit de petite méduse.

Dans L’homme à l’oreille croquée, encore des mutilations et du bruit,  assourdissant dès l’ouverture, véritable symphonie métallique. Le narrateur, un lycéen, est encastré, une jeune femme,  collée à lui, dans les débris du déraillement d’un train. La synesthésie chère à Baudelaire confine au paroxysme. J’ai entendu des bruits de chaînes glissant sur la tôle, des claquements de marteau, des crissements, du genre fourchette sur assiette. Une lueur bleu et orangé, sur le côté. Un chuintement. Des étincelles. Ils se sont mis à couper quelque chose au chalumeau. Ça sentait le barbecue de papa quand c’est mouillé […] Marie-Claude s’est mise à râler. En plus, elle m’a bavé dessus. Je l’ai embrassée, tout étonné d’oser ça et de lécher sa bave. Cette façon peu banale de faire connaissance est à l’avenant de la cruauté de la suite de leurs aventures.

Le cinéma de Papa, une sombre histoire de film où Trotski aurait tourné nous balade du Brésil à Pontoise  alors qu’on reste aux alentours du Pont du Gard dans RN86 où un veuf inconsolable, enquêtant sur un moment secret du passé de sa femme, tombe sur une photographie d’elle, à moitié nue et provocante sur le capot d’une voiture, théâtre d’un fait divers sanglant.

Les cinq romans sont bien de la même veine provocatrice, surréaliste, la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluieet tendent à la définition de la beauté selon Breton, ils sont convulsifs, érotiques-voilés, explosifs-fixes.

Sylvie Lansade 
(01/04/15)    



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Noir & polar








Gallimard
Série Noire
(Mars 2015)
720 pages - 24,50€

Préface de
Caryl Férey

Postface inédite
de l'auteur







Jean-Bernard Pouy,
né en 1946 à Paris, auteur de nombreux romans noirs, nouvelles et pièces de théâtre, est aussi le créateur du célèbre personnage Le Poulpe.



Bio-bibliographie sur
Wikipédia




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