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Pierre RAUFAST

La variante chilienne


« Tout commença par une grande frayeur. Sur la route, un gendarme me fit signe de me garer. Il était jeune et transpirait abondamment sous le soleil de midi. Il me demanda mes papiers tout en jetant un coup d’œil à l’arrière du véhicule. Ébloui par la clarté, il ne devina pas, cachée par une couverture sur la banquette, la présence d’une adolescente. Je comptais la cloîtrer pendant les deux mois d’été. »
Ces premières lignes dans leur brutalité semblent nous entraîner directement vers un fait divers libidineux ou un polar… Mais c'est compter sans la facétie de Pierre Raufast qui après ces bases posées va nous mener bien ailleurs.
Car si Pascal, professeur cinquantenaire, est bien sur la route avec sur le siège arrière de sa voiture, ensevelie sous une couverture, Margaux, son élève âgée de dix-sept ans, c'est pour de longues vacances au calme dans le petit village isolé de Saint-Just-sur-Hamac (appréciez le nom savoureux !) de la vallée de Chantebrie, avec le consentement  de la jeune fille et de son père…
L'homme, dont la littérature est le seul amour, a pris l'habitude des retraites solitaires pendant la période estivale mais il n'a su refuser à cette élève douée éprise de poésie, le service qu'elle lui demandait : fuir le plus loin possible de son foyer. Le roman nous en apprendra les raisons par petites doses.
Ce voyage n'est qu'une mise en bouche. Le plat de résistance ce sera, sans lésiner sur le bon vin, une fois arrivés sur place, quand ils feront la connaissance de leur unique voisin nommé Florin.
Celui-ci, depuis l'accident de ses treize ans, est privé de la faculté de ressentir des émotions. Un handicap qui a permis à l'individu sans peur, sans dégout, sans révolte, ni intérêt pour l'argent, de rouler sa bosse en  acceptant tous les métiers, mêmes dangereux, difficiles ou douteux, mais qui le prive également de tout souvenir.
Pour combler ce vide, l'homme a imaginé un subterfuge : pour chaque événement qu'il considère digne de laisser trace, il l'associe à un caillou au toucher singulier qu'il choisit avec soin, explore longuement puis dépose dans des bocaux classés par année.  Ce sont aujourd'hui des étagères entières de pierres, galets ou divers fragments de roche, qui envahissent sa cave. Il sait pourtant reconnaître chacun du bout des doigts et y retrouver le souvenir auquel il l'a rattaché.

Pascal et Florin, ces deux être taciturnes et sauvages, pareillement amateurs de pipes et des produits de la vigne, étaient faits pour se rencontrer.
Dès le premier contact quand le vieux bougon lui assène lors des présentations :
« Blaise Pascal était un con. [...] Blaise Pascal ne fumait pas la pipe, ne buvait pas, ne jouait pas, ne baisait pas. C’était un con. Un con de janséniste triste. »
Le professeur est troublé par ce ton péremptoire et intrigué par l'individu :
« Si cet homme pensait vraiment ça, il s’agissait d’un idiot fini. J’eus un doute. Était-il sérieux ou plaisantait-il ? »
En effet, derrière sa brutalité, l'homme s’avère être un bon vivant cultivé, doté d'une fabuleuse collection de pipes et d'une cave fournie qui leur permet de faire rapidement plus ample connaissance. Et quand il plongera, quelques jours après, la main dans un bocal pour y puiser le premier caillou-souvenir et se lancer dans un récit haut en couleur, une façon pour lui de redonner vie aux copains fidèles, aux femmes de passage, aux secrets inavouables et aux petites joies, et de les partager, les visites deviendront vite régulières.
Il faut dire que la vie et les rencontres faites par Florin sont souvent rocambolesques et que le conteur s'y entend pour harponner son auditeur, amuser son public et le tenir en haleine.
À Pascal tout d'abord, puis à Margaux (en référence à l'innocente qui dégrafait son corsage pour donner la goutte à son chat chez Brassens ou au grand cru vinicole, cela n'est pas précisé par l'auteur) qui ensuite l'accompagne, Florin livrera, comme Shéhérazade, un de ses trésors par jour.
Des récits où se profilent le village de naissance de Florin noyé sous la pluie des années durant, les rêves d'un potier prêt à apprendre quatorze langues mortes pour, avec une technique savante, tenter d'entendre et décrypter les voix du passé inscrites dans la terre, la mémorable partie de Capateros (jeu de cartes) qui lui valut cette maison, l'histoire de l'avocat au barreau permanent chéri de ses dames et celle du mari jaloux amené à transformer sa piscine en potager qui partagèrent trois jours durant cette partie endiablée, celle de l'utilité de l’hélicoptère pour la cueillette des noix, celle de ses collègues fossoyeurs, atypiques et passablement frappés, qui transforment le cimetière en plaque tournante d'un business singulier... et j'en oublie.
On y croisera aussi Jeanne d'Arc la pucelle et le grand JL Borges égaré dans un bordel marseillais lors de la remise du prix Nobel. 

Florin raconte ses souvenirs qui ressemblent à des contes et, au fil des mots, Pascal s'ouvre, s'abandonne, livrant par bribes sa propre histoire familiale et ses zones d'ombre.
Et puisque le temps est aux confidences partagées, Margaux, qui voudrait bien se débarrasser de ses souvenirs fichés comme des cailloux dans sa chaussure, évoquera à son tour la mort récente de sa mère et la culpabilité qu'elle en ressent. L'occasion pour Pascal qui connaît bien les parents d'amener un autre éclairage sur les faits et pour l'adolescente de découvrir qu'« il y a toujours plusieurs  histoires pour une seule vérité. »

Un village perdu où le temps semble s'être arrêté, la douceur de l'été, le calme de la nature, la nuit qui tombe, les vers luisants dans les hautes herbes, font alors décor à ce trio complice qui le nez dans les étoiles et le verre à la main profite du bonheur de l'instant.

Et même si l'alcool et la voiture font mauvais ménage et que les trois protagonistes le découvrent à leurs dépens, l'important, et ils le savent, c'est d'« être chaque jour un nouvel homme. Ici et maintenant. »

Florin est un personnage brut et truculent, misanthrope et généreux, franc-tireur, irrévérencieux, épris de liberté, épicurien, fidèle en amitié et amoureux des mots, (comme une résurgence de Georges Brassens à qui il m'a vite fait penser) qui « a appris le monde dans les livres et l'a éprouvé dans toute sa réalité ». Et cela en fait un conteur captivant dont les récits insolites et fantasques nous enchantent sans jamais faiblir. 
C'est ce goût des mots et de la littérature qui unit ces trois solitaires.
C'est aussi dans ce plaisir d'inventer des histoires, de les battre comme les cartes d’une partie de  Capateros pour mieux les mélanger, d'oser la grivoiserie et la facétie, que l'auteur exprime tout son talent. Il nous en avait donné un aperçu avec La fractale des raviolis mais ici, dans ce contexte campagnard un peu suranné qui accentue le côté décalé du/des récits, grâce à la puissance de son protagoniste principal (Florin), de la joie fraternelle qui se dégage du trio, du subterfuge poétique parfait qu'offre cette pioche aux cailloux de mémoire, la maîtrise, l'efficacité et la jubilation sont à leur maximum. Et la magie est que tout se tient, dégage du sens, tout en fleurant le naturel et le plaisir à pleine bouche.

Mais La variante chilienne (titre donné en référence au jeu de Capateros) cache également, derrière les épisodes émouvants, loufoques où drolatiques qui le constituent, une réflexion philosophique sur la mémoire individuelle et collective, sur la valeur des émotions et le poids des souvenirs dont il faut parfois s’affranchir pour profiter pleinement du présent.

Une fable moderne épicurienne sur l'homme, l'être ensemble et les petites choses de la vie, qui se déguste comme un bon vin, le sourire aux lèvres, et se prête merveilleusement (si on est un peu conteur) à la lecture à voix haute, en bonne compagnie et le verre à proximité... Une façon de ne pas rompre trop brutalement le charme.
Un livre à mettre entre toutes les mains. Qu'on se le dise !

Dominique Baillon-Lalande 
(10/09/15)    



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Alma

(Août 2015)
264 pages - 18 €










Pierre Raufast,
né à Marseille en 1973, informaticien, vit et travaille à Clermont-Ferrand.
La variante chilienne
est son deuxième roman.


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du même auteur :



La fractale des raviolis