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Lydie SALVAYRE


Pas pleurer

Deux voix ici s’entremêlent :
     Celle de la narratrice qui raconte l'Espagne en 1936 à travers la voix de sa mère, Montserrat Monclus Arjona dite Montse, née le 14 mars 1921 dans un petit village de Catalogne proche de Lérida et de Burgos, une fille de paysan qui fait partie « des mauvais pauvres, ceux qui ouvrent leur gueule » face à l'autorité du propriétaire terrien qui tient sous son joug la presque totalité du village. Lorsque le peuple espagnol prend les armes pour défendre sa république attaquée par les fascistes, la gamine de seize ans, va pouvoir donner forme à la révolte qui l'anime depuis l'enfance face à la domination des riches et du curé qui imposent aux plus modestes, sous couvert de tradition et de  religion, l'acceptation et la soumission. L'occasion rêvée pour elle de s'affranchir, abandonnant les siens et son village pour suivre son frère Josep parti à Barcelone rejoindre les anarchistes de Durruti. Là, ce sera l'apprentissage d'une liberté toute neuve, la découverte d'une nouvelle et grande famille, la rencontre de jeunes étrangers venus militer à leurs côtés, l'amour qui tombe dessus sous les traits d'un camarade français dont l’adolescente ignore tout jusqu'au nom mais qu'elle trouve « beau comme un dieu » et dont la romancière s'amuse à croire que cela pourrait être André Malraux.
Un militant aimé furtivement avant son départ au combat, un amour éternel jamais détrôné dont elle gardera l'enfant comme un trésor, sans rien attendre.
Ces jours radieux vécus lors de l’insurrection de l'été 36 constitueront le noyau dur autour duquel tournera à jamais la vie de Montse.
À travers le destin tragique de Josep, le frère anarchiste opposé dans une lutte fratricide à Diego, la narratrice aborde aussi les dissensions apparues au sein du clan républicain entre l'ensemble des forces ''de gauche" (anarchistes, communistes, brigades internationales, POUM...) en présence. Quand la parenthèse libertaire se transformera en guerre meurtrière et que la défaite deviendra inéluctable, les survivants républicains n'auront plus qu'à fuir pour chercher asile en France. C'est ainsi qu'en 1939 Montse franchira la frontière, accompagnée de son petit et de Diego, le fils adoptif du hobereau local converti au communisme et positionné en nouveau leader du village que la pression familiale lui avait fait épouser pour cacher sa faute.
À la fin de sa vie, la vieille femme échouée dans un village du Languedoc depuis 50 ans, aura tout gommé de sa mémoire hormis cette révolution vécue dans l'innocence et l'allégresse de l'adolescence, cette période intense et magique où elle s'était permis de rêver avec les républicains, les anarchistes, les communistes, à un monde d'égalité, de partage, de solidarité, de liberté, où  « supprimer l'argent, collectiviser les terres, partager le pain » préparerait des lendemains qui chantent.

     Face à ce récit lumineux, la voix de Georges Bernanos, témoin direct depuis Majorque où il est en villégiature avec sa famille, s'ancre dans l'ombre et l'horreur. Elle dénonce la terreur exercée lors de la guerre civile par les phalanges bleues, les rafles aveugles et assassinats barbares auxquels les franquistes se sont livré sur les républicains ou ceux suspectés d'appartenir à leur clan. Ce sympathisant politique de l’extrême-droite, qui est alors et demeurera un catholique fervent, dit sa colère face à la haine des possédants envers le peuple, à l'exécution sauvage d'innocents et son dégoût stupéfait devant l'absolution, voire la bénédiction, données par les autorités religieuses complaisantes. « L’Église espagnole est devenue la Putain des militaires épurateurs. »
Une révolte et un choc moral à l'origine de la publication courageuse des Grands Cimetières sous la lune,  pamphlet qui valut à l'écrivain, primé par l’Académie française pour Sous le soleil de Satan,  d'être traité par ses amis d'Action Française de dangereux anarchiste et de voir sa tête mise à prix par le général Franco.

Dans ce roman entre documentaire et autofiction, Lydie Salvayre intercale deux regards qui cumulés esquissent un tableau de la guerre civile espagnole lors de l'été 36 au plus proche de sa réalité humaine aussi bien qu'événementielle.
En trame première le récit de la mère dont cet épisode fut la période la plus intense et la plus lumineuse de son existence, celle des espoirs portés par cette grande fête libertaire porteuse de justice sociale et de liberté, celle de l'amour, aussi. Mais au-delà de ce récit personnel d'une période heureuse où tout semblait soudain possible restitué à travers le filtre de la mémoire, c'est aussi de conflit générationnel, de lutte pour la modernité et de lutte de classe dans l'Espagne rurale d'avant Franco que la vieille dame d'aujourd'hui nous parle avec émotion. 
Face à cette parole intime et nostalgique, sont cités des extraits du pamphlet écrit par G. Bernanos, écrivain d'âge mûr, reconnu, conservateur voire nationaliste et homme de foi, positionné donc du coté du pouvoir, qui lève le voile sur l'envers du décor, focalisant sa colère sur les violences et les horreurs commises au nom de cette guerre idéologique. Mais, et là est la surprise, il le fait non en conformité avec la peur des «rouges» qui anime généralement son clan mais sous la forme d'une condamnation sans ambiguïté des exactions commises par les phalangistes sur tous ceux qui, marqués par l'infamie de la pauvreté, ne peuvent être que dans le camp des républicains. L'horreur devant les faits dont il est témoin n'a d'égal que la honte, la colère qu'il ressent devant la bienveillance et la complicité que l’Église accorde aux coupables. 
Deux positionnements personnels et politiques que tout opposerait a priori mais qui finissent par se répondre, se compléter, par converger dans la passion, la condamnation de l'injustice, l'espoir d'un monde meilleur conforme à leur morale réciproque. 
Deux paroles complétées par le travail documentaire de l'auteur qui replace le conflit dans le contexte international, évoque les solidarités, les trahisons, les conflits internes successifs de cette guerre civile si souvent présentée de façon lacunaire et partiale.

Lydie Salvayre,  de parents espagnols républicains exilés dans le sud de la France depuis la fin de la guerre civile, mêle ici très habilement le particulier, son histoire familiale et l'Histoire, celle de la guerre civile de 36. Elle entraîne même son lecteur sur le terrain de l'universel et du contemporain, quand elle interroge plus précisément le nationalisme, les conflits de pouvoirs, la lutte des classes, l'élan magnifique des révolutions, leur basculement dans la violence, les immanquables tentatives des uns ou des autres pour les récupérer ou les faire avorter.
« C'est l'histoire de mes parents donc c'est mon histoire. Très vite, l'entrelacement de la voix coléreuse et révoltée de Bernanos devant l'horreur dont il est le témoin avec cette période libertaire que connaît la mère de la narratrice s'est imposé. L'insurrection libertaire de 1936 et le fait que des villages et des villes en Espagne se soient organisés en communes autogérées, c'est-à-dire loin du pouvoir central, sans argent, sans église, sans bureaucratie, dans une sorte d'utopie réalisée qui n'a duré que quelques mois, est un fait mal connu. J'avais un grand bonheur à dire cet esprit d'utopie. » 

Mais Lydie Salvayre enrichit son roman et fait magistralement œuvre de littérature avec la recréation de la langue parlée par sa mère en exil (le "fragnol"), mélange coloré et expressif qui rend son témoignage vif et joyeux, apportant à l'ensemble rythme (dans sa différence et son alternance avec la langue littéraire de Bernanos), émotion et drôlerie.
Au-delà de sa richesse documentaire et de la remarquable maîtrise que l'auteur a de son sujet, ce roman, par sa densité, sa justesse, sa sincérité et son audace, par la force de sa construction et de son style, est un objet total et parfait qui parvient tour à tour à nous surprendre, nous interpeller, nous émouvoir, mais aussi nous faire réfléchir sans jamais perdre ni sa cohérence ni sa chair.
Sans aucun doute une des perles de cette rentrée littéraire, à découvrir absolument. Superbe et passionnant.

Dominique Baillon-Lalande 
(25/09/14)    



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Lectures








Le Seuil

(Août 2014)
288 pages - 18,50 €



Points Seuil

(Août 2015)
240 pages - 7,30 €









Lydie Salvayre,
née d'un couple de républicains espagnols exilés dans le sud de la France, devenue psychiatre, est l’auteur d’une vingtaine de livres.


Bio-bibliographie
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