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Laurent SAULNIER


Bonneville



On trouvera dans ce roman, perdue au cœur de la campagne française, une vieille Pontiac Bonneville « trois cents chevaux et huit cylindres en V » achetée sous un coup de folie par le père d'une famille modeste. « C’était précisément à cause de cette crise que le père avait pu se payer une voiture qui consommait autant qu’un char Sherman. Plus personne n’avait envie de se ruiner pour aller faire les courses ou emmener ses mômes à l’école. Personne sauf le père, encore qu’on prenait le car pour aller en classe et que la mère refusait de conduire Bonneville. Donc on ne se ruinait pas vraiment en essence »
Entouré d'une mère dont la seule passion est les gallinacés, d'une sœur aînée caissière en supérette qui cherche surtout à fuir le domicile familial et à se caser, le héros et narrateur est un adolescent puis un adulte non fini dont on sent vite qu'il n'est pas méchant mais que tout ne tourne pas rond dans sa tête.
« L’enfance je n’étais pas fâché qu’elle prenne fin, même si la suite n’a rien eu de très excitant ni d’extraordinaire. À l’école j’avais du mal, je travaillais pourtant, j’apprenais tout ce que je pouvais par cœur et ça suffisait à peine : j’ai toujours eu une mémoire à court terme [...] autant essayer de remplir un seau percé avec une écumoire. »
Depuis la mort de son père et le départ de la frangine, le garçon vit seul avec la mère cerné par les poules et au rythme des trains qui ne s’arrêtent plus devant leur gare. Et le gamin autrefois toujours réfugié dans la forêt jouxtant la vieille maison de garde-barrière à moitié en ruine où il vivait en famille, n'a dorénavant plus d'yeux que pour Bonneville, la voiture aux pièces défaillantes, abandonnée et remisée au garage depuis belle lurette. Sous la housse qui la protège, confortablement installé sur le siège en cuir,  il oublie sa solitude, l'ennui et les boulots de manutention où il ne reste pas longtemps, pour y faire ses plus beaux voyages, s'y inventer comme passagers l'ami-confident (Mister B) ou l'amoureuse qui lui font défaut. « Personne ne pourrait deviner combien de kilomètres j’ai accumulés comme ça, des kilomètres qui n’existent nulle part, juste derrière mes yeux, à travers des paysages que j’inventais au fur et à mesure. »

Quand on lui trouve un emploi aidé sur une station-service d'autoroute, sa vie s'en trouve transformée. Le décor lui plaît, le patron est sympa et il prend plaisir à passer là ses journées à servir les clients, notamment Julia, la belle camionneuse et Monsieur 15,23 euros ainsi nommé pour la régularité du montant de ses factures lors de ses passages hebdomadaires. Le pompiste  joue souvent à deviner la destination des clients qui repartent une fois servis et aime à s'imaginer les suivre au volant de la belle américaine qu'il retrouvera sur cales dans son garage à son retour. Une vie tranquille en somme.
Mais « même en rêve, on a rarement tout ce qu’on veut, il n’y a guère que les enfants pour s’imaginer le contraire », et les voyages imaginaires finissent par frustrer l'adulte qui pousse en lui.
Le jeune homme n'a dorénavant plus qu’une idée en tête,  remettre Bonneville en état pour pouvoir sillonner vraiment les routes,  partir en vacances comme les autres et découvrir le monde. Et comme ce n'est pas avec son maigre salaire qu'il peut y parvenir, il se met à échafauder les plans les plus irréalistes pour gagner rapidement l'argent qui lui manque. « J’ai écarté l’idée du hold-up. Restaient les trucs minables : piquer des sacs à des vieilles, aller se servir dans la caisse de la sœur à la supérette ou forcer des portières de voitures pour explorer leur boîte à gants. Cette dernière option n’avait rien de grandiose, mais je l’ai gardée soigneusement dans un coin de ma tête, elle me paraissait un bon compromis à condition de m’en prendre à des gens qui ne seraient pas dans le besoin. »
Page 70, il passera à l'acte sur une BMW pour un larcin piteux et inutile à son projet mais qui, par un malheureux concours de circonstances, s'avérera lourd de conséquences. 
À partir de cet instant tout part en vrille. Le garçon, aspiré  par une spirale de la peur qui lui fera perdre le peu de raison qu'il avait encore, se précipite tête baissée d'accident en drame jusqu'au  seuil de l'enfer. 
Bilan : cinq innocentes victimes collatérales et un chien, tous fauchés par une mort violente pour avoir malencontreusement croisé sa route.

 

Bonneville est un road trip intime à la française traité de façon décapante, avec humour noir,  plus déjanté et loufoque qu'inquiétant. Oscillant entre chronique sociale et roman noir, il rejoint finalement la famille des comédies dramatiques et pourrait s'imaginer d'ailleurs aisément adapté à l'écran. 
Si la misère tant matérielle que culturelle pèse lourdement sur cette histoire, que l'accumulation des catastrophes sur la tête d'un être si fragile nous ferait presque considérer que le sort s'acharne  injustement contre lui, à suivre les aventures improbables et ahurissantes de ce tueur occasionnel le lecteur rit et s'émeut plus qu'il ne frémit ou s’apitoie.
Le choix d'utiliser pour ce récit un langage direct, plus oral qu'écrit, truffé de maladresses et de répétions révélatrices de l'angoisse du narrateur, permet à l'auteur de positionner son lecteur au plus près des méandres de la pensée et des obsessions d'un personnage qui, s'il en est lui-même inconscient, a indubitablement ''un grain''comme l'a expliqué autrefois sa mère à la sœur.
Cette immersion dans l'esprit troublé et souffrant du criminel conjuguée au rythme effréné avec lequel ses méfaits s’enchaînent, ont pour effet d’annihiler toute distance, toute possibilité de jugement moral, voire de provoquer l'empathie avec cet être en marge de tout sens commun auquel on finit par s'attacher.

Le titre est parfaitement choisi car si cette extraordinaire voiture de luxe totalement incongrue dans le contexte où elle se trouve joue un si grand rôle dans la vie du père puis du narrateur, si elle est la clef de voûte du récit, c'est qu'elle incarne ici le seul échappatoire possible à l'ennui et à la médiocrité, l’accès à cette petite part de bonheur et de rêve indispensable à tout être humain.
Le dénouement final (dont je ne dévoilerai bien évidemment rien) est improbable et magistral. Une pirouette de haute volée aussi rocambolesque que celle des romans d'aventures à la Dumas, qui nous fait refermer ce premier roman avec un sourire plus large encore et, pourquoi pas, espérer un nouvel épisode aux côtés de cet anti-héros absolument irrésistible.  

Dominique Baillon-Lalande 
(26/09/16)    



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Le Dilettante

(Août 2016)
224 pages - 17 €