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Anne VON CANAL

Ni terre ni mer



Un endroit qui n'est ni la terre, ni la mer, qu'est-ce que c'est ? Un marécage ? Des sables mouvants ? Quelque chose d'indéfini, de trouble, dont on ne peut être sûr ? Quelque chose de piégeux, d'affreux ou un mirage ?
Attention lecteur même si tu es attentif et que tu as bien compris que le naufrage qui sert d'ouverture à cet « opéra » et lui donne sa couleur dramatique n'est pas celui du Titanic, il faut savoir que l'auteur omet sciemment, ici, la date du tragique fait divers qu'elle relate alors que par ailleurs, trois dates extrêmement précises serviront de titres aux différentes parties du livre ; là, l'auteur change le nom de son personnage narrateur sans le signaler. Lawrence Alexander se souvient de Laurits, Victor Alexandre Laurentius Simonsen, de Lorenzo, un autre, le même.
Comme le héros de cette histoire, lecteur, tu vas être trompé puisque le thème dominant de cette narration chausse-trape, de cette « symphonie » en trois parties, c'est le mensonge.
« On ne louche pas pour le restant de ses jours juste parce qu'une cloche sonne, dit Pelle. C'est impossible ! » Le souffle court, ils se jaugèrent. « Si tu le sais, alors prouve-le ! » finit par répliquer Laurits. Ils levèrent les yeux vers le clocher de l'église, la grande horloge aux chiffres d'or scintillait dans le soleil. L’heure pleine approchait et avec elle la vérité, la vérité vraie.

Pour le narrateur, Lawrence Alexander, « l'entre-deux, ni terre, ni mer », c'est Venise où il aime faire escale et avoir quand même quelques habitudes et une maîtresse. Autrement, il refuse toute attache. Sa condition de pianiste « errant » sur d'énormes paquebots de croisière lui convient tout à fait : mouvante, fluide, volatile comme la musique qu'il égrène sans cesse sur son piano.
« Deux heures de piano. Quand je joue Métamorphosis,  j’arrive encore à faire abstraction de tout. Ça me calme les nerfs. Le cœur. Ça me vide la tête, jusqu'à ce que plus rien n'existe que les notes, et que tout ne soit plus qu'un flux d'insignifiance. Il me semble parfois que le piano est la seule faculté qui me soit restée. La seule chose qui me fasse encore tenir debout. »

Quand il ne relate pas la vie du bord dans son journal, le narrateur joue et quand il joue, il se souvient et il lui arrive de se souvenir qu'il est au piano, en train de jouer, dans d'autres circonstances, un autre temps. Pour nous, lecteurs, sur fond de houle marine, de jazz ou de standards internationaux d'où émerge la rengaine obsédante du film Casablanca, vont s'abriter les trois actes du drame par ordre chronologique.

D'abord le « 15 octobre 1976 », l'examen d'entrée au conservatoire du jeune Laurits où la narration, époustouflante, nous fait à la fois entendre la virtuosité du pianiste et les œuvres qu'il joue mais aussi, en évoquant sur chacun des morceaux interprétés, des souvenirs d'enfance précis, le narrateur musicien nous fait sentir les affres du petit garçon qu'il était, attendant, en vain, un geste d'amour de son père, tout-puissant, qu’il confond d’ailleurs avec Dieu.
Puis le « dimanche 28 juin 1992 » où l'on retrouve Laurits adulte, apparemment comblé, fêtant en famille ses dix ans de mariage où « le monde bascula, bascula définitivement, et Laurits tomba à genoux. Une marionnette brisée dans tous les fils avaient été tranchés. »
Enfin le « mercredi 28 septembre 1994 » où en réponse à l'exergue de Pessoa, on comprend ce que fuit ce neurasthénique pianiste.

Plus qu'un roman sur le mensonge, sur la fragilité du bonheur, un roman sur la musique où l'écriture devient elle aussi partition pour nous faire entendre cet entre-deux, ni terre ni mer, ce lieu du partout et du nulle part, ce lieu où le temps s'abolit.

Sylvie Lansade 
(15/06/16)    



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Slatkine & Cie

(Mars 2016)
256 pages - 18 €


Traduit de l'allemand par
Isabelle Liber










Anne von Canal,
née en Allemagne en 1973, a travaillé dix ans dans l'édition avant de se lancer dans l'écriture. Ni terre ni mer est son premier roman.