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Éric VUILLARD

Tristesse de la terre
Une histoire de Buffalo Bill Cody


D’une plume élégante, riche d’émotion, de colère souvent, l’auteur nous raconte la façon dont Buffalo Bill créa et entretint sa légende avec son célèbre Wild West Show qui fit le tour du monde et réunit quelque soixante-dix millions de spectateur en une trentaine d’années.

Il ne s’attarde pas sur le jeune William Frederick Cody soldat pendant la guerre de sécession, éclaireur pendant les guerres indiennes, participant au développement du Pony Express en fournissant de la viande de bison aux employés du chemin de fer, ni même au Buffalo Bill gagnant un duel (et son surnom) en abattant 69 bisons en une journée contre Bill Cumstock qui n’en tua "que" 48…

Non, le sujet d’Eric Vuillard c’est cette « gigantesque contrefaçon » que Buffalo Bill créa en 1882, à 36 ans, et qu’il passa le reste de sa vie à exploiter sans aucun souci de la vérité historique.

L’auteur dénonce, au passage, la façon dont certains, comme Charles Bristol ou Riley Miller,  exposaient des reliques indiennes même s’il fallait pour les obtenir tuer, scalper des Indiens et les dépouiller de tout ce qui pouvait se vendre ou être présenté à des braves gens prêts à payer pour découvrir la « culture indienne ».

Ce sont les Indiens qui sont au cœur de ce livre, leur exploitation, l’extermination de certaines tribus, l’utilisation qu’en fit Buffalo Bill dans ses spectacles, réinventant les batailles, les trahissant, donnant la victoire à l’armée américaine quand Sitting Bull avait pourtant vaincu les troupes du général Custer à Little Big Horn. Buffalo Bill n’était pas présent à Little Big Horn mais dans son spectacle, c’est lui qui jaillit comme un héros pour sauver le général Custer et remotiver la troupe.
Le massacre de Wounded Knee n’est plus une honteuse boucherie mais un magnifique combat. Quatre-vingt-quatre hommes, quarante-quatre femmes et dix-huit enfants qui ne cherchaient qu’à fuir pour vivre tranquilles ont été poursuivis, encerclés, tués à coups de canon. Mais  avec Buffalo Bill, cette extermination devient le courageux fait d’arme d’une vaillante armée.

Son spectacle est une énorme entreprise. « Il y avait deux représentations par jour, pour dix-huit mille places. Les chevaux galopaient sur un fond de gigantesques toiles peintes. Ce n'était plus cette vague succession de rodéos et de tireurs d'élite qu'il avait connue, mais une véritable mise en scène de l'Histoire. »
« La troupe comptait huit cents personnes, cinq cents chevaux de selle et des dizaines de bisons. »

En insatiable conteur, Éric Vuillard multiplie les récits, les histoires, les anecdotes,  les épisodes de la vie du Buffalo Bill, la mort de son fils (Kit Carson Cody !) alors qu’il est en voyage, la fondation de la ville de Cody qui est encore aujourd’hui « le rendez-vous des amoureux du Far-West », sa rencontre avec une comédienne de dix-sept ans pour laquelle il crée une pièce de théâtre qui ne rencontrera jamais de succès…
Il dénonce aussi les mensonges que véhiculait le Wild West Show, les trouvailles de Buffalo Bill pour séduire toujours plus de public : « Quelques Indiens à cheval tournent autour des rangers en criant comme Buffalo Bill leur a appris à le faire. Ils font claquer leur paume sur leur bouche, whou ! whou ! whou ! Et cela rend une sorte de cri sauvage, inhumain. Mais ce cri de guerre, ils ne l'ont poussé ni dans les Grandes Plaines ni au Canada, ni nulle part d'ailleurs – c'est une pure invention de Buffalo Bill. Et ce cri de scène, cette formidable trouvaille de bateleur, ils ne savent pas encore qu'il leur faudra le pousser sans cesse, dans toutes les mises en scène où on les emploiera à jouer les figurants de leur propre malheur. Oui, ils ignorent encore le destin de ce truc inventé par Buffalo Bill, ils ne peuvent pas imaginer que tous les enfants du monde occidental vont désormais, tournant autour du feu, faire vibrer leur paume sur leur bouche, en poussant des "cris de sioux" ; ils ne peuvent pas imaginer le prodigieux avenir de cette chose grotesque, le fabuleux pouvoir de combustion du sens à travers le spectacle. Et cependant, ils durent en éprouver en secret toute l'horreur. »

 
Et cette mascarade fonctionne à merveille. « Très vite, dès le début de sa carrière, Buf­falo Bill avait décidé que chaque représentation du show devait commencer de cette manière : un cavalier faisait un tour de piste en brandissant le drapeau US, puis un orchestre cow-boy jouait La bannière étoi­lée. Cet air deviendra par la suite l'hymne national des États-Unis – on voit comment l'Histoire se prosterne devant le spectacle. Mais ce n'est pas tout. Lors de l'une de ses tournées en Angleterre, le cavalier s'arrêta devant la reine. Victoria se leva et salua le drapeau américain. C'était la première fois qu'un monarque anglais avait ce geste. Ce qui fait d'un vague numéro de cirque l'auxiliaire d'un succès diplomatique inespéré. »

L’auteur nous montre aussi le petit Elmer Bentley écoutant Buffalo Bill, à la maison,  évoquer son Show. Elmer devenu adulte créera Luna Park, comme un avatar de l’œuvre du brillant inventeur d’un spectacle vivant capable d’attirer les foules et de générer d’énormes bénéfices.

En lisant Éric Vuillard, on est à la fois sidéré par le génie commercial de Buffalo Bill et effaré par toutes les contre-vérités que son entreprise a véhiculées, images trompeuses ensuite reprises par le cinéma pour les installer encore plus profondément dans la « mémoire » collective. Ce livre est à la fois passionnant et nécessaire, l’écriture de l’auteur est d’une force et d’une humanité impressionnantes. Voici un des grands livres de cette rentrée littéraire.

Serge Cabrol 
(02/10/14)    



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Actes Sud
(Août 2014)
176 pages - 18 €











Éric Vuillard,
né en 1968 à Lyon, est écrivain et cinéaste. Il a publié sept livres et réalisé deux films, L’homme qui marche et Mateo Falcone.












Buffalo Bill
sur une affiche du
Wild West Show
(1899)