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Carole ZALBERG


Feu pour feu




Un père et sa fille. Une guerre civile et un village massacré par les "rebelles", quelque part en Afrique. Lui a fait le mort, "des heures à faire le cadavre parmi les cadavres". Le nourrisson, lui, était protégé par le cadavre d'Ezokia, sa mère. Le père survivant embarque au loin sa petite fille : "Tu es née une deuxième fois de la terre rouge qui t'a dérobée aux bourreaux". Il fuit avec elle nouée sur son dos, "comme un petit crabe se desséchant rivé à son rocher", pour un interminable voyage.
"Avant le massacre, je n'avais jamais songé à partir. Je connaissais l'ailleurs par la télévision que, dans le village, certains possédaient. Ce qu'on y nommait richesse ne m'attirait pas."
Avant, il formait une famille harmonieuse et un couple solide avec sa femme. Après les études, il était revenu près des siens, au village où ils avaient pris le relais de leurs parents : une école, des cultures, des projets. Un fils leur est venu, puis trois enfants mort-nés avant que celle-ci n'apparaisse. L'aîné, lui, à ses douze ans était parti. "Il a dû voir dans la meute bardée d'armes et embarquée pour la terreur sur des engins rapides et rugissants l'incarnation de son impatience. Eux comme lui voulaient dévorer." L'incompréhension et la souffrance pour les parents.

Maintenant, l'homme avance avec son fardeau vivant. "Que peut vouloir un homme humble et seul si ce n'est emporter son enfant au long des jours ?"
"Victimes et bourreaux sans doute se côtoient dans cet univers brouillé par l'urgence de fuir, quelle qu'en soit la raison. On sent cette confusion, l'impossibilité de se fier. On sait que certains ont déjà eu dix vies, tantôt chasseurs tantôt chassés et toujours prêts à incarner, dans l'instant, qui les sauvera. [...] C'est aussi pour cela qu'ils se taisent. Pas seulement parce qu'ils ont peur ou sont tellement concentrés sur leur projet d'exil qu'ils en sont comme calcinés. Les mots des mercenaires du départ sont des baudruches : vides, servant uniquement à parer aux besoins ou à leurrer."
"A mesure que nous fuyons, j'offre mes services au hasard des rencontres et de nos haltes. [...] Je serai tour à tour semeur aux champs récalcitrants, maçon sans formation, cantonnier cuisant au soleil ou tentant d'oublier la pluie, docker corvéable jusqu'à l'étourdissement et pêcheur à la main, au filet, à la canne quand nous atteindrons enfin la mer. [...] Je veux gagner la côte d'où l'on dit qu'il est possible de passer sur le Continent Blanc.
"
Puis ce fut Portadora, le centre pour réfugiés, une autre face de la misère et de la violence pour une enfant qui marche à peine. Alors, à nouveau, ils s'enfuient.
"Tant que tu es ce petit corps confiant je peux te protéger. Même lorsqu'on nous conduit au centre, nous les indésirés, les coupables de chercher abri. […] Je suis un mort mimant le souffle et le mouvement à seule fin de couver en toi le désir de vivre et d'espérer."

C'est alors qu'il rencontre un autre réfugié, un peu plus noir, venu de plus loin, pour rejoindre un cousin installé en France qui l'aiderait à trouver du travail et à rester. Attendri par la gamine, il les embarquera dans son périple bien préparé pour Paris. "Il faudra de longs mois occupés à cette routine de la quête et du labeur avant d'oser vouloir plus durable et plus digne."
Parvenu à destination, le père se met au service des "dealers d'embauches périssables" travaillant à la journée pour des entrepreneurs peu regardants. Pendant ce temps, la petite, une enfant facile, est confiée aux bons soins de nourrices, occasionnelles mais choisies avec soin.
Au centre, au foyer, ici, à chaque fois, ils veulent lui retirer sa fille. Mais, que lui resterait-il, alors ? Pour elle, avec elle, l'homme se bat.
Il enchaîne sans se plaindre les emplois précaires aux maigres salaires, la colocation de fortune, les vêtements de seconde main...
"Le souvenir de là-bas me déchire et j'ai tout le temps froid. Je dissimule à tous mes tremblements."
"Je n'ai jamais oublié que nous sommes ici non pour y être heureux mais parce là-bas nous n'aurions tout simplement pas vécu
."

Puis, enfin, un employeur plus scrupuleux que les autres l'aide à faire les démarches pour pouvoir le garder en toute légalité. Il obtiendra ainsi des papiers et conséquemment l'attribution d'un deux-pièces HLM dans la cité. L'intégration, la vraie, et la stabilité, enfin !

Adama, sa fille, a donc grandi en bas des tours de la cité en béton pendant que son père s'échinait au travail. Une enfant sage et silencieuse que l'adversité, la laideur ambiante et l'ennui, poussent à faire clan avec d'autres semblables à elles. Ensemble, avec ZorA et NabilA, la bande des pricessA – "A comme Amour et Argent et Attention à ta gueule si tu fais trop le bonhomme avec nous" – existe. Des dures à cuire toujours partantes pour les mauvais coups.
Le père qui l'accompagne du mieux qu'il peut ne voit rien de l'adolescence qui pointe,
"Je t'offrirai l'amnésie en guise, croirai-je, de protection" dit-il.
Adama est une adolescente bouillante de colère à l'inverse de son père terré dans son mutisme. Elle entrera dans l'indignation quand l'école lui parlera de persécutions, de massacres, de déportation, et se campe dans un refus de savoir. "Tu n'étais pas insensible ni indifférente, je crois, mais tu as appris très tôt à ne pas regarder le monde de trop près." Le père a assisté à sa transformation, devinant que "les lois tacites de la cité, celles qui régnaient entre vous, les jeunes nés ici ou presque, ces lois fondées sur la nécessité de s'afficher fort" l'ont aidée à "s'envelopper de rude".
Il en a même été rassuré.
Alors quand "Cindy fauche le keum à ZorA", les deux autres, solidaires, l'en avertissent et l'aident à se venger. Ce sera le feu mis aux boîtes à lettres de la traîtresse. L'incendie qui s'est propagé dans la cage d'escalier puis dans les étages fera plusieurs victimes.
"Le feu s'est propagé depuis les boîtes aux lettres et l'on sait, mon Dieu, que pour une obscure raison, vous l'avez déclenché, toi et ta troupe que je n'ai pas vues quitter l'enfance. Je les entends, en bas qui s'épouvantent de dizaines de morts et parmi eux, te rends-tu compte ?, des tout-petits, un bébé même, je crois."

Les gamines, arrêtées par la police, passent la nuit en prison et c'est à cet instant que le père parle.
Désemparé, il cherche en son histoire les raisons du désœuvrement de sa fille, de cet abîme qui s'est lentement creusé entre elle et lui.
"Jusqu'à cette nuit je suis convaincu que pas à pas, avec du silence et de l'attention, je te fabrique du bonheur ou au moins la paix."
"Je ne voulais pas que tu partages ma douleur. Je voulais que pour toi au moins tout commence ici."
"Ici, vous crachez sur nous, les anciens, qui vous sommes plus étrangers que le moindre adolescent arborant vos signes de ralliement, répétant, stupide, les pauvres mots qui sont votre maison, vos barbelés où nous nous écorchons."
"Je ne me pardonne pas d'avoir cru que toi et moi, parce que nous avions eu notre content, de drame, nous en avions fini."
"Notre périple a fait de toi une machine à vivre. [..] à vivre pas à tuer. Pas à allumer quinze ans après feu pour feu.
"

Nourri d'une double inspiration : la photo d'un bébé porté à bout de bras par un réfugié clandestin lors d'un sauvetage à Lampedusa, un fait divers illustrant la violence des banlieues avec des adolescents mettant le feu aux boîtes à lettres d'un immeuble, faisant plusieurs victimes dont un nourrisson, l'auteur croise l'histoire du père réfugié auquel seule la survie de sa fille importe, avec la révolte de cette même gamine devenue adolescente dans son pays d'accueil.
Comment échapper à la mort et au malheur ? semble s'interroger l'auteur à travers l'itinéraire de ces deux personnages doués d'une combativité et d'un instinct de vie pourtant incontestables.

Lui se confesse avec amour et désespoir dans une langue qu'il s'est astreint à maîtriser parfaitement, y glissant des formules poétiques qui semblent venues de sa vie antérieure, quand les incises de la fille, en langage des cités type SMS, suent la rage et la brutalité.
Pas de dialogue ici, c'est lui qui fait récit. Son long monologue est justement ce message qu'après un trop long silence, il envoie à sa fille en prison. Ses paroles à elle, semblables à des coups de poing, n'étant qu'une restitution en direct du drame qui l'a conduite là.
Les mots, comme le courage fataliste de l'un face à la violence impulsive de l'autre, se répondent et s'opposent. Le fossé générationnel et culturel qui s'est installé entre eux est trop large pour être franchi désormais.
La parole se libère et explose mais il est déjà trop tard, le feu, éternel destructeur, allumé par les adolescents en écho à celui des rebelles qui les a menés en exil, embrase tout.

Les phrases, sans ponctuation, haletantes, pleines d'images et de couleurs, créent l'émotion et le sens au-delà de toute psychologie des personnages et de tout pathos.
La langue d'une concision et d'une intensité fascinante, toujours sur le fil du rasoir, souffle le chaud et le froid pour dire la vie et l'humanité, dans sa violence et ses espoirs.
Une tragédie double qui interroge le destin et met en scène l'exil et la condition d'étranger.

Un court roman, rare, incandescent, profond, inoubliable, à lire de toute urgence.

Dominique Baillon-Lalande 
(04/02/14)    



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Actes Sud

Collection
Un endroit où aller

(Janvier 2014)
80 pages - 11,50 €














Carole Zalberg,
romancière et poète, animatrice d'ateliers d'écriture en milieu scolaire et de rencontres littéraires, auteur d'une dizaine de livres, travaille également à des projets en lien avec le cinéma ou le théâtre :
A défaut d'Amérique
(Actes Sud, 2012)
est en cours d'adaptation pour le cinéma.



Pour visiter
le site de l'auteur :
http://carolezalberg.com



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