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Ali SMITH

Comment être double


Ce roman est construit comme un diptyque. Dans la première partie, le narrateur est le fantôme de Francesco del Cossa, un peintre méconnu de la Renaissance italienne. Sa présence au XXIème siècle est un mystère pour lui-même comme pour le lecteur. Mais le récit qu’il fait de sa vie de peintre est richement documenté ; son art de fabriquer les couleurs, son habileté à croquer les expressions des visages et des corps, les rivalités entre peintres, l’art de peindre pour les nobles sans perdre son âme. Et son regard d’homme de la Renaissance porté sur nos contemporains est  amusant.

La deuxième partie se passe résolument de nos jours. Georgia, appelée George, en est le personnage principal. Elle vit à Cambridge avec sa famille. Elle a 16 ans et sa mère Carol, vient de mourir. Cette femme à la forte personnalité  a emmené ses enfants à Ferrare pour voir des fresques dont l’auteur est Francesco del Cossa. George va se rendre plusieurs fois à la National Gallery de Londres pour observer de façon obsessionnelle le  portrait de Saint Vincent Ferreri du peintre que sa mère admirait.

En Angleterre, deux versions du livre ont été publiées simultanément, l'une dans laquelle l'histoire de George apparaît d'abord, l'autre dans laquelle Francesco est en premier et c’est un fait connu des fans d’Ali Smith qui s’en amusent. Elle sait aussi ménager d’autres surprises à ses lecteurs, cette fois sur l’identité de genre : quand le fantôme Del Cossa remarque George à la National Gallery, la voyant de dos, il la prend pour un garçon. Quant au peintre lui-même, Ali Smith lui invente une identité de fille qui doit endosser le costume et le nom d’un homme pour être acceptée comme peintre. Cela ménage des scènes cocasses, en particulier quand son ami l’entraîne chez les prostituées où la peintre demande aux filles de poser et leur tire le portrait.

Une des plus jolies scènes du livre selon moi, raconte comment cette enfant découvre son  talent pour le dessin. La mère et sa fille dessinent par terre avec un bâton. La fille dessine deux fois son père  « Là, il est en colère. Là, il est gentil. » « Ma mère a soufflé par la bouche (c’est comme ça que j’ai su que j’avais fait quelque chose de bien) : elle a failli lâcher ses œufs (c’est comme ça que j’ai compris que fabriquer des images est un acte puissant [...] puis a appelé mon père pour qu’il voit les deux visages. Quand il a vu son portrait en colère, il m’a frappé à la tête avec la paume de sa main (c’est comme ça que j’ai appris que les gens n’ont pas toujours envie de savoir comment on les voit). Ma mère et lui ont observé un moment les visages dans la poussière. »

Un autre point qui réunit la peintre et George est la perte de leur mère et la façon dont elles vivent le deuil. L’enfant future peintre se love dans le coffre qui contient les robes de sa mère pour y retrouver son odeur, puis s’habille de ses vêtements jusqu’à ce que son père lui propose de s’habiller en garçon et de l’emmener dans ses chantiers. « Si tu mettais cette culotte et ces jambières, plutôt. [...]On pourrait trouver quelqu’un qui t’apprenne à fabriquer et à utiliser les couleurs sur le bois et sur les murs puisque tu es si bon en dessin [...] mais il faudra que tu portes les vêtements de tes frères. [...] J’ai tiré sur les lacets pour desserrer la robe : je me suis levé et la robe est tombée à côté du coffre en s’écartant de moi comme les pétales d’un lys qui se détachent, mon corps en son centre tel des étamines : je suis sorti nu de ses plis : et j’ai tendu la main vers les jambières. » Il s’agit là d’une scène magnifique de la nouvelle naissance qui conjugue l’achèvement du deuil et la nouvelle identité. L’un et l’autre par la magie de l’art qui transforme ceux qui le rencontrent et ceux qui le font.

George vit son deuil de façon plus mouvementée mais c’est l’art et la littérature mêlée à l’amitié qui vont l’aider à le surpasser. Elle poursuit avec le souvenir de sa mère une conversation où les questionnements de sa mère restent sans réponse. A moins qu’ils ne s’adressent aux lecteurs.

Ali Smith bouscule l’art du roman avec brio. Elle aime jouer avec les règles de la narration, les tordre, briser la chronologie, sans perdre tout à fait le lecteur. Elle aborde avec poésie et délicatesse les thèmes du genre, du deuil, de la surveillance réelle ou imaginaire – Carol se croit surveillée par les services de sécurité du fait d’activités subversives —, de l’observation et du plaisir d’être observée. Elle peint la vie avec finesse, dans un langage très précis mais aussi sans contrainte.

Nadine Dutier 
(06/03/17)    



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L'Olivier

(Février 2017)
304 pages - 22,50 €



Traduit de l'anglais par
Laetitia Devaux










Ali Smith,
née en Écosse en 1962,
a publié une dizaine de livres dont la moitié ont été traduits en français.



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