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Yannick HAENEL


Tiens ferme ta couronne



Jean, le narrateur a écrit un scénario de 700 pages autour d’Herman Melville dont le succès de Moby Dick a étouffé les œuvres ultérieures.Si ce projet hors norme ne parvient pas à convaincre le moindre producteur, il lui permet par un pur hasard d'obtenir les coordonnés de Michael Cimino, ce réalisateur mythique et maudit du très primé Voyage au bout de l'enfer et de La Porte du Paradis, cet échec commercial que Jean apprécie tout particulièrement. En saisissant le bout de papier où se trouve le numéro de téléphone de ce « cher Michael » tendu par le producteur Pointel, le cinquantenaire serait aux anges s'il n'avait pas le sentiment en cet instant d'être l'objet d'une farce.

Quand, incrédule, il compose le lendemain le numéro supposé du réalisateur qui côtoie dans son panthéon cinématographique personnel le Francis Ford Coppola  d’Apocalypse Now, il sera le premier surpris que Cimino non seulement lui réponde mais lui fixe rendez-vous à New-York dans les jours qui suivent pour poursuivre leur conversation. Un lien intime émerge vite entre deux loosers transformant le rendez-vous en journée passée ensemble à échanger sur le cinéma et  l'écriture, bien-sûr, mais au-delà sur l'Art, sur Ellis Island, les migrants, la fondation de l'Amérique et les crimes qui hantent la mémoire de nos sociétés.  Jean est fasciné : « Il avait le feu. En lui tout était doublé et sacré : ses paroles, ses choix de vie étaient tramés dans l'esprit ; même quand il conduisait sa vieille Ford sur les routes du Montana […] même quand il s'enfilait des shots de vodka sur un banc de l'East River avec un écrivain français de passage, cet homme était embrasé jusqu'à la pointe des ongles. Il vivait selon ses dieux et, en toute circonstance, les saluait. »

Le fait d'avoir désormais son manuscrit annoté de la main même du grand maître est un tel bonheur qu'il abandonne l'idée de trouver un réalisateur. En effet, comment trouver fin plus magnifique pour un biopic sur un écrivain boudé du monde littéraire après un premier succès que les commentaires manuscrits d'un cinéaste lui-même rejeté par Hollywood après avoir été primé ? Une magistrale  consécration secrète de la confrérie des loosers, ces créateurs fous et sans concession.

À son retour, Jean navigue dans son petit studio dénudé entre frigo, ordinateur et bouteille de vodka, en compagnie de Sabbat le dalmatien que son voisin aux allures mafieuses lui a confié avant de partir en voyage pour une durée indéterminée laissant sur place deux moustachus qui le recherchent activement. Dans ce cocon, il se repasse en continu jusqu'à l'hallucination ses films cultes (dont bien évidemment ceux de Cimino et Coppola) et lit assidûment tous les ouvrages de Charles Reznikoff que l’américain lui a fait découvrir.
Parfois il lui faut sortir pour s'alimenter et ne pas rompre totalement le fil qui le relie à la réalité, alors, après avoir essuyé la mauvaise humeur de Mme Figo la concierge, il va s'avaler un hamburger, récupérer de nouveaux DVD chez son ami Guy le Cobra ou ingurgiter café ou alcool au «Petits oignons », le bar de son ami Walter où traînent toujours les mêmes habitués comme le Baron ou la femme vêtue de fausse hermine.

Quand le producteur Pointel le rappelle pour qu'il lui narre son entrevue avec ce « cher Michael » lors d'un dîner à la brasserie Bofinger,  il ne peut refuser. L'arrivée de cet auteur miteux et son chien dans ce restaurant huppé, son attente empreinte de malaise sous l’œil méprisant et féroce d'un maître d’hôtel sosie de Macron, donne lieu à une séquence cinématographique à la Tati fort réjouissante.
L'arrivée de Pointel qui s'avère un habitué très respecté fait tout rentrer dans l'ordre et chacun devant son plateau de fruits de mer prend alors la parole. Pointel évoque un projet avec Carax (« Carax comme Cimino, dit Pointel, étaient les derniers poètes d'une époque où l'industrie du cinéma ne s’intéressait plus du tout au cinéma, mais seulement à elle-même. […] Le système n'avait plus besoin de se faire croire qu'il s’intéressait à quoi que ce soit, et surtout pas à l'art »). Jean parle de sa rencontre avec Cimino face à un convive dont l'attention et l’intérêt le surprennent, puis ce dernier évoque de façon complice et quasi initiatique son rendez-vous récent avec la mort lors du choc inopiné de sa voiture avec un grand cerf. Leurs échanges se trouveront interrompus par l'installation à leur table d'Isabelle Huppert.  « Parce qu'elle n'attendait rien des autres, elle pouvait s’intéresser à eux librement ainsi vivait-elle, en dehors des tournages, dans une apesanteur qui rendait possible l'improvisation et les rencontres » dira admiratif Jean à son sujet. Après les présentations d'usage, celle-ci avec l'humour et la simplicité qui la caractérisent raconte à Jean l'immersion que Cimino lui a imposée dans un modeste bordel du Wyoming pour la préparation de La Porte du paradis. Si tous restent suspendus à ses lèvres, Jean ne peut s'empêcher d'être également distrait et troublé par la présence silencieuse de Léna, la brune conservatrice du Musée de la chasse à Paris, qui accompagne l'actrice. 

Un cycle prend fin. « C’est maintenant qu’il faut reprendre vie » écrit Jean. C'est en Italie, près d'un lac, que s’achèvera ce voyage intérieur au bord de la folie, cette mise entre parenthèses de la réalité extérieure. Au pied du Pavillon de Diane, l'écriture s'impose de nouveau : « Après tout n'avais-je pas vécu ces derniers mois de véritables aventures ? Pointel avait raison : la mort de Cimino rendait cette idée nécessaire ; mais en le rencontrant, j'avais rencontré aussi mille autres choses qui s'étaient mises à flamboyer dans ma vie. Je devais raconter ça : ce flamboiement. »

Ce roman construit en trois parties qui s’enchaînent chronologiquement (l'aventure cinématographique, le dîner chez Bofinger, l’installation au bord du lac de Némi) est pour le moins original et surprenant. Il n'a rien de linéaire, n'a pas d'histoire à proprement parler mais additionne les aventures les plus rocambolesques en son sein, transplante un univers américain à la Fante en banlieue parisienne (Bagnolet), mélange avec malignité les genres (polar, autobiographie, réflexion sur l'écriture, roman fantaisiste, roman d'amour...) et aborde des sujets graves et existentiels avec des airs de comédie aussi loufoque que féroce. Jouant en toute liberté avec ces décalages, Yannick Haenel donne ainsi forme et sens à un texte qui conjugue pour le lecteur réflexions existentielles et esthétiques, cocasserie drolatique à l’italienne et tension digne d'une série noire américaine.

Jean, le personnage central, est la colonne vertébrale sur laquelle s'appuie l'édifice littéraire. Et ce don Quichotte sur laquelle la réalité n'a pas prise, ce héros obsessionnel qui habite sa solitude dans un certain dénuement mais avec bonheur tout à son désir de vérité des êtres et de l’art, cet alcoolique qu'aucune limite ne bride et que rien n'effraye, cet innocent obstiné qui transforme ses excès, délires et fantasmes en carburant pour cette quête d'un absolu qui lui est vital, s'avère fascinant.
Et la confrontation de cet homme sans talent ou pouvoir au Monde, au Mal et à la Mort, dans les ruines de notre société de consommation hantée par l'attentat du Bataclan, se teinte alors d'un mysticisme singulier dont l'auteur conserve la ferveur, l'exigence, la quête et l'espérance sans lui laisser sa connotation religieuse habituelle. « Quelque chose échappera toujours aux humains ; et n'en finira jamais de brûler sans nous – nos désirs viennent d'une nuit lointaine. »
En écho, l'auteur invoque de façon incantatoire le nom des « prédécesseurs » qui toujours l'accompagnent, écrivains (Proust, Melville  sa référence absolue mais aussi Kafka, Dostoïevski, Malraux, Flaubert, Rimbaud, Lowry, Kerouac, Homère… – Pour en savoir plus on peut suivre "Entre solitude et communauté", conférence de Yannick Haenel d'Août 2015, diffusée sur Youtube), cinéastes (Cimino bien-sûr, Werner Herzog, Francis Ford Coppola…) et peintres (notamment Rembrandt et son « cavalier polonais » qui lui sert de point de rendez-vous à NY)   ponctuant son texte par des listes qu'il répète comme des mantras.
« Kafka, les anges, l'Amérique, les clowns : voilà que ça me reprenait. Je passais d'une idée à l'autre, d'un nom à l'autre, d'une phrase à l'autre ; je savais que ça n'allait plus s'arrêter, je savais que j'allais inonder Pointel de mon bavardage, et complètement noyer notre rencontre dans un flot de noms, d'anecdotes, de citations, et perdre une fois de plus l'occasion d'avoir un véritable échange. »

Dans ce récit gigogne et singulier, les phrases très longues, poétiques parfois, sont interrompues par d'innombrables parenthèses et digressions venues nourrir la sensation du lecteur de voir à l'œuvre une imagination en folie, une sensualité des mots, une vitalité positive qui incarnent avec force et fantaisie la quête de ces « êtres dont l'intérieur de la tête est mystiquement alvéolé » comme l'écrit Melville dans Moby Dick. Ce sont eux, « ces être habités par un feu sacré, capables de décrypter les signes pour accéder à la vérité, capables de distinguer les deux faces du monde, la face visible, matérielle, profane et la face invisible, étrange, pleine de mystère », qui, pour Yannick Haenel,  font rempart au chaos et exaltent l'espérance.
L’occasion d'une émouvante déclaration d'amour à la vie et la littérature. 
« L'écrivain est celui qui fait coïncider l'expérience de la parole et l'expérience de l'être. »
« Un écrivain est quelqu’un qui, même s’il existe à peine aux yeux du monde, sait entendre au cœur de celui-ci la beauté en même temps que le crime, et qui porte en lui, avec humour ou désolation, à travers les pensées les plus révolutionnaires ou les plus dépressives, un certain destin de l’être. »

Un grand livre, déroutant parfois, qui bouscule, fait rire et embarque dans un voyage rare et précieux par la jubilation littéraire et intellectuelle intense qu'il procure au lecteur.
Un roman important de cette rentrée littéraire 2017 justement récompensé par le prix Médicis.

Dominique Baillon-Lalande 
(10/11/17)    



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Lectures








Gallimard

(Août 2017)
352 pages - 20 €

Prix Médicis 2017



Folio

(Février 2019)
368 pages - 7,90 €
















Yannick Haenel,
né en 1967, a publié une dizaine de livres et obtenu de nombreux littéraires.


Bio-bibliographie sur
Wikipédia









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