Retour à l'accueil du site





Élizabeth LETOURNEUR


Je n’écrirai que morte



Vingt heures d'avion, escale comprise. Nous arriverons à Saïgon. Là-bas, il attend. Il a sept mois. Il est déjà vieux. Il est déjà nôtre. L'adoption, ce n'est pas ça, normalement.
Je suis déçue. Je fais tout ce chemin, j'ai attendu tout ce temps pour adopter un bébé d'occasion. Moi qui n'achète que des voitures neuves.

Première page, ça commence bien, on a une petite idée du tempérament de la narratrice qu’on va suivre au fil de ce roman. Plutôt complexe !

Face et revers de la médaille ; Janus au double visage ; Dr Jekyll & Mr Hyde… Les images ne manquent pas pour évoquer la dualité d’un personnage. Car cette narratrice (Élizabeth comme l’auteur) ne peut être d’un seul bloc. On ne la suivrait pas ainsi sur tout un roman. Il y a la femme qui aime sa fille de neuf ans et qui décide aussi d’adopter un petit Vietnamien et il y a celle qui comprend très vite qu’elle ne supportera pas cet enfant et qui se montrera violente avec lui.

Cette envie d’adopter n’est pas récente.
Adolescente, j'étais sur le fil, déjà folle. Fille de bonne famille, je voulais adopter. J'étais très gâtée, je me sentais en dette avec la société. Je voulais me racheter. […]
Je voulais acheter un enfant. Mes copines de collège se faisaient offrir des chiens. Je voulais un petit garçon. Je m'en serais occupée en ren­trant de l'école, comme elles de leurs chiens de race.
Elle aurait voulu adopter un petit Roumain parce son père vient de Bucarest mais il le lui a interdit. Beaucoup plus tard, l’envie d’adopter est revenue et cette fois-ci elle a choisi un petit Vietnamien.

Mais, dès l’arrivée à Ho-Chi-Minh-Ville (que beaucoup continuent à appeler Saïgon), la déception est totale. Elle déteste la ville et ses habitants, le racket permanent de la part des policiers et de tous ceux qui disposent d’une miette de pouvoir.
Même à l’orphelinat, on leur extorque de l’argent pour un climatiseur. Pas de billets, pas de bébé. Chez le notaire qui doit signer les actes officiels, la scène est encore plus sordide. Les adoptants doivent attendre longtemps. Ils sont appelés, observés, puis renvoyés à leur place pour être appelés à nouveau des heures plus tard.

Quand enfin, les formalités sont remplies, les enveloppes de billets et les chèques distribués partout, on leur remet leur bébé, Phi Vŭ. Tout pourrait alors, enfin, être pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ils vont rentrer à Paris avec leur bébé, retrouver leur fille, reprendre leur vie parisienne...

Mais voilà ! Le vrai sujet du livre apparaît vraiment, brutalement, violemment. La narratrice ne supporte pas le regard de son fils adoptif, un regard sérieux « qui la juge ». Elle ne supporte pas non plus l’odeur de ses excréments et  le changer est une torture, pour elle et pour lui. « Une fois, deux fois, trois fois, je te donne des gifles. Pas très fortes. Mais des gifles. Tu pleures, tu as sept mois. Il faut que je sois morte, ce jour-là, pour pouvoir l’écrire. Pour oser revoir cette femme, moi, te giflant. »

Bref, elle n’arrive pas à l’aimer ! Une partie d’elle-même le voudrait mais l’autre n’y parvient pas...

Contrairement au roman de Stevenson, le Dr Jekyll sortira-t-il vivant de son combat avec l’ignoble Mr Hyde ? Sans doute puisque nous lisons ce livre que la narratrice « n’écrira que lorsqu’elle sera morte », ou du moins quand une certaine partie d’elle-même, honteuse, dangereuse, incontrôlable sera morte. La quatrième de couverture, d’ailleurs apporte un peu d’espoir : « Pas à pas, cette femme parviendra à la guérison, à laquelle elle accèdera par la force de sa rage transmuée en amour. »
Comment elle y parviendra ? C’est à découvrir dans le livre. Disons seulement que sa fille n’y sera pas pour rien et qu’il est bon parfois de compter sur des amis...

L’auteur réussit là un roman très fort, qui ne peut laisser indifférent, un roman dont l’écriture lucide et dérangeante, ironique et impertinente, captive le lecteur, créant un personnage de narratrice fragile et détestable, construisant un suspense angoissant autour de ce bébé livré à une mère secrètement violente, un bourreau qui se cache sous une apparence ordinaire. Un premier roman d’une maîtrise remarquable. Bouleversant !

Serge Cabrol 
(14/03/17)    



Retour
Sommaire
Lectures








Le Passeur

(Février 2017)
192 pages - 16 €