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Valeria LUISELLI


L'histoire de mes dents


Gustavo Sanchez Sanchez, dit « Grandroute », est un être étrange et déterminé qui sait déchiffrer les dictons des gâteaux chinois et magistralement travestir la triste réalité.
« Depuis tout petit il avait suivi sa propension à méticuleusement collectionner tout ce qu'il considérait comme digne d'être collectionné, des choses trouvées sur le trottoir aux boutons qui tombaient des chemises de ses camarades d'école, en passant par les ongles de son père et les cheveux de sa mère. »
Le premier chapitre nous narre avec drôlerie ses déboires d'enfant, d'époux et ses péripéties professionnelles à l'usine de jus de fruit Jumex où il finit comme gardien de la collection d’art des patrons.
Après une formation, l'homme issu du petit peuple mexicain se reconvertit sur le tard en commissaire-priseur. Un métier qui lui convient à merveille, où il s'enrichit, où (d’après ses dires) il est vite considéré comme un maître et une référence. C'est que l'ex-ouvrier au physique disgracieux ne se contente pas de vendre des objets, il les habille d'histoires abracadabrantes avec lesquelles il leur tisse un destin et une identité leur conférant une valeur symbolique ajoutée.  

Au fil du texte, Sanchez explique avec autant d'humour que d'autosatisfaction comment il en est venu à exercer ce métier, théorise sa pratique et finit en apothéose avec le récit de sa dernière vente effectuée à la demande d'un curé dans une église pour renflouer les caisses. Il y mettra aux enchères ses propres dents (qu'il s'est fait arracher pour les remplacer par celles de Marylin Monroe) les faisant passer pour celles de personnages plus illustres les uns que les autres (Platon, Pétrarque, Rousseau, Virginia Woolf, Borges ou Enrique Vila-Matas...) jouant avec ses savoureux récits sur la fétichisation et la fascination pour la célébrité. Malheureusement la présence à cet étonnant spectacle de ce fils qu'il a peu connu et perdu de vue depuis longtemps va l'amener à commettre des erreurs et faire déraper son destin. Vengeance ou affection filiale, ce dernier souhaite « acheter son père en entier »...

Tout se dénoue dans le dernier chapitre lorsque Grandroute cesse de raconter son histoire et qu'un nouveau personnage prend la parole. Subitement tout s'éclaire et prend sens et l'on comprend à quel point nous avons été bluffé.

Dans la postface l'auteur contextualise l'écriture de son roman. Celui-ci issu d'une commande de l'usine Jumex qui a la particularité d'avoir en son sein une importante collection d’art contemporain est présenté par l'auteur comme un « essai-roman » collectif ». Valeria Luiselli intéressée par ce challenge de concilier deux éléments aussi opposés que Galerie et Usine a donc choisi pour faciliter la transmission la forme dynamique du feuilleton lu à haute voix sur place comme cela s'est longtemps fait à Cuba pour les ouvrière des manufactures de tabac. Reprenant ensuite son texte à la lumière des réactions des prolétaires auditeurs qui lui étaient retournées, elle est parvenue sans compromis à transformer cette confrontation inhabituelle en une collaboration fructueuse.
On y apprend également que le livre a largement évolué entre la première parution (en espagnol) et l'édition américaine avec la traduction de Christina MacSweeney qui a ajouté à la fin du livre sa propre contribution.

 

L’histoire de mes dents est une œuvre circulaire construite en sept chapitres où chacun  modifie l’esprit et le contenu du précédent tout en composant un ensemble cohérent. Un choix qui permet à  l'auteur de déstabiliser le lecteur par un délire verbal souvent hilarant pour mieux l'engluer dans sa toile jusqu'à son magistral dénouement.

Inspiré par des auteurs comme Enrique Vila-Matas, figure tutélaire de la jeune écrivaine mexicaine demeurant à New-York, ce roman hybride et à double-fond nous entraîne sur les chemins de la rhétorique ou dans une farce loufoque et rocambolesque avec le même humour irrésistible. Il oscille entre la parabole et l'allégorie sur les pouvoirs de la fiction et la valeur de l'art ou des éléments du quotidien dans un texte non linéaire à l'absurdité assumée.
Fantaisie, références et citations littéraires ou philosophiques s'y croisent avec un réel bonheur et avec ce matériau, Gustavo construit des Vies imaginaires autour de n'importe quel élément premier tombé sous ses yeux. L’histoire de mes dents, ce « traité sur les objets de collection et la valeur changeante des choses » comme le définit l'auteur,se faitalorsréflexion sur l'art, le sens des objets mais surtout l'attachement sentimental et symbolique qu'on leur porte.  

L'histoire de mes dents est aussi un roman d’aventures picaresque dans la lignée du Don Quichotte de Cervantès avec des histoires imbriquées les unes dans les autres et un personnage à la Sancho Pança qui transforme la réalité et se construit au gré des péripéties une destinée fantasque et solitaire. « Quand le vent tourne, certains construisent des murs, d'autres des moulins à vent. »

Un roman original dans sa structure, sa présentation et son histoire, inventif, ludique, déjanté et séduisant,qui, s'il s'avère  follement réjouissant une fois notre rationalité laissée sur le bas-côté, cache derrière sa légèreté apparente de profonds questionnements.
Une belle escapade littéraire à ne pas manquer.  

Dominique Baillon-Lalande 
(12/10/17)    



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L'Olivier

(Août 2017)
192 pages - 19,50 €


Traduit de l’anglais par
Nicolas Richard










Valeria Luiselli,
née en 1983 à Mexico, vit actuellement à New York. L’Histoire de mes dents est son deuxième roman.