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Shumona SINHA


Apatride



Trois femmes...
L'héroïne principale, Esha, est une jeune Indienne qui  a quitté Calcutta pour s’installer à Paris, cette ville fantasmée que les livres et l'amour de la langue française lui ont présentée sous ses plus beaux atours. De milieu aisé, elle a pu y faire ses études puis a trouvé un emploi de professeur d'anglais dans un lycée situé en zone d'éducation prioritaire dans la banlieue parisienne. Un quotidien fragilisant qu'elle supporte d'autant plus difficilement qu'elle vit seule, a du mal à s'intégrer, et a été contrainte de changer fréquemment de quartier pour trouver une chambre. Avec une vie affective, amicale ou amoureuse frôlant le zéro absolu, victime du regard au mieux suspicieux au pire haineux face à sa différence, aux gestes ou propos déplacés voire violents dont elle se trouve la cible, elle s’épuise dans d’innombrables batailles au quotidien, ne se sent plus en sécurité nulle part et s'enfonce peu à peu dans l'enfer de la dépression. La France raciste, intolérante, fermée, violente, celle qui voit en l'étranger un intrus, existe vraiment. Et, se vivant en situation d'échec et de rejet, Esha ne parvient plus à lire ce qui l’entoure autrement qu'à travers le verre déformant de son angoisse.
« Depuis quelque temps elle doutait de son désir de vivre encore ici, dans ce pays, dans ce foutoir géant où les gens venaient de tous les coins du monde, où on s'offusquait de voir tant de gens venir de tous les coins du monde, qui démantelaient le pays, comme on le fait de vestiges ou de vieilles demeures, pour le façonner, le remodeler, le transformer hâtivement. Un pays, c'est toujours une problématique, un chantier sans fin. » [...] « Il fallait qu'elle porte une carapace, un masque, des écouteurs et qu'elle regarde le ciel rose, orange, pourpre velouté, au bout de la rue, entre les façades haussmanniennes au dôme émeraude. Il fallait qu'elle sorte de chez elle chaque jour comme un vaillant soldat, bouche cousue au fil noir, se hâtant de parcourir l'espace public pour rallier un point A à un point B, un lieu privé à un autre, sans s'attirer d'ennuis, sans être vitriolée par les mots. »

Dans le même Bengale, à Tajpur et ses environs dans « l'arrière-cour de Calcutta », vit Mina. Une jeune fille de famille pauvre qui n'a jamais fréquenté l'école et travaille dans les champs avec ses parents. Quand le gouvernement décide d'installer une usine d’automobiles au village en expropriant ceux qui exploitent les terres cultivables qu'ils convoitent pour leur projet, la jeune fille, directement touchée avec sa famille, se laisse entraîner dans le mouvement d’insurrection qui se construit sans tout comprendre très bien.
Mais c'est son amour pour Sam qui occupe à cet instant tout son esprit. Ce cousin aisé avec lequel elle avait été en partie élevée, avec qui les jeux d'enfants ont fini par se transformer en relation fusionnelle puis en amour charnel. C'est alors qu'elle se découvre enceinte et qu'ils envisagent de se marier qu'ils découvrent que leur union est impossible : en Inde, les codes de la société proscrivent la mésalliance entre deux personnes de classes sociales différentes et sa grossesse s'est vite devinée.
Dorénavant pour celle qui a fauté, coupable de porter un enfant hors mariage, ce sera l'expulsion du domicile familial, l'abandon de tous, l'ostracisme et les agressions verbales, morales et physiques qui inexorablement la condamnent au pire.

Entre Esha et Mina venues du même territoire mais issues de milieux suffisamment éloignés pour ne jamais s'être rencontrées ou connues, c'est un troisième personnage, un peu en retrait, qui tissera un invisible lien.

Marie, si elle est indienne de naissance, a été adoptée ou vendue à une famille française alors qu'elle n'était encore qu'un nourrisson. Dès que son âge le lui a permis, la jeune fille perturbée par le mystère de ses origines a décidé de rejeter sa vie confortable en France pour découvrir son pays originel et retrouver sa famille biologique à Calcutta. Marie est en lien avec Esha sur les réseaux sociaux mais c'est avec Mina, l'Indienne restée dans son pays, qu'à l'occasion des luttes politiques contre l'implantation de l'usine d’automobiles sur les terres agricoles elle tissera des relations lors de ses différents séjours en Inde.   

 

          Ces trois personnages incarnent de façon différenciée le destin des femmes indiennes. Retirées à leur famille et adoptées contre de l’argent, exilées volontaires d'un pays qui bafoue au quotidien le droit des femmes ou victimes des traditions, dans tous les cas de figure, la violence d'une société dominée par les hommes et l'exclusion s'imposent à elles. 
Le roman se construit par juxtaposition des récits et destins des trois héroïnes. Toutes sont des « apatrides », dans l'acceptation traditionnelle du terme pour Esha qui vit dans un autre pays que le sien, Marie qui a été élevée loin du pays où elle a vu le jour mais aussi, par assimilation, pour le cas de Mina mise en marge de la société de ce pays, où elle est née et qu'elle n'a jamais quitté, pour transgression des traditions. Et l'écho qui court d'un personnage à l'autre, dans leur désir de choisir leur vie, de trouver leur place et leur identité pour la construire, dans leur mal-être et leur colère, nous transmet la violence des mots, des a priori, des actes, envers les femmes, en Inde mais aussi dans la capitale du pays de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

La romancière franco-indienne née à Calcutta, venue s’installer en France en 2001 pour y suivre ses études et y demeurant encore aujourd’hui, connaît directement les réalités qu'elle restitue fort justement dans son livre. Elle s'en sert pour explorer au plus profond les sentiments de ces « sœurs » qui se débattent dans l'obscurité, leurs rêves, leurs incompréhensions et leurs blessures, leurs peurs et souvent leur désespoir. 
Et le constat que Shumona Sinha dresse, d’une écriture limpide, poétique et rythmée, à travers ses personnages victimes de la bêtise et la violence des hommes, de leur origine sociale ou géographique, est bien amer. On y sent, malgré la combativité que de livre en livre l'auteur déploie, comme une tristesse et un découragement face au tableau de ces sociétés malades et sourdes qui semblent incapables d'entendre la voix des victimes et leur fournissent comme uniques réponses les insultes, le rejet et la violence. Ne resterait-il à ces femmes en lutte contre l'injustice que l'arme de la révolte ?

Un roman bouleversant qui par son aspect cosmopolite nous questionne tous sur la condition des femmes et celle des émigrés, ici et ailleurs, qui pointe du doigt avec colère la distance qui reste à parcourir pour que des valeurs comme « égalité », « fraternité » et « liberté » trouvent ou retrouvent une place dans notre monde.

Apatride est un magistral coup de gueule, une alerte, un livre important à lire absolument et Shumona Sinha une voix indienne originale, engagée et puissante qu'il faut suivre de près.

Dominique Baillon-Lalande 
(17/01/17)    



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L'Olivier

(Janvier 2017)
192 pages - 17,50 €








Shumona Sinha,
née à Calcutta en 1973, a reçu en 1990 le prix du meilleur jeune poète du Bengale. Venue en France en 2001, elle a obtenu un DEA en lettres modernes à La Sorbonne. Apatride est son quatrième roman.









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